Valérie Chansigaud « Nous sommes face à une globalisation des menaces »
Pour Valérie Chansigaud, historienne des sciences et de l'environnement, c'est parce qu'ils bousculent le reste du vivant que les hommes favorisent la propagation non seulement de maladies humaines mais aussi animales et végétales. Une analyse qui permet de prendre de la hauteur dans le contexte actuel de pandémie de Covid-19.
Plantes & Santé Vos recherches mettent en évidence le phénomène de « réitération » . En d'autres termes, les crises sanitaires se répètent alors qu'elles sont prévisibles. La pandémie actuelle était-elle aussi prévisible ?
Valérie Chansigaud. Toutes les personnes qui travaillent sur le sujet sont d'accord pour dire que oui ! Nous sommes dans un schéma d'augmentation exponentielle d'apparition de pathogènes à l'échelle planétaire, entraînant des maladies affectant l'humain mais aussi les animaux et les végétaux, sauvages ou domestiques. Certains spécialistes parlent même d'« épidémie d'épidémies » ! La crise du Covid-19 a cependant deux caractéristiques bien particulières : elle est à la fois très contagieuse mais elle n'est pas très agressive, c'est-à-dire que son taux de mortalité est relativement faible, ce qui a favorisé, au début en tous cas, l'inaction des gouvernements. Pensez que le taux de mortalité de la rage est de 97 % !
P & S Qu'est-ce qui favorise actuellement cette propagation exponentielle des pathogènes ?
V. C. Leur émergence répond à un scénario simple : les pathogènes existent dans la nature, mais ne croisent l'homme que lorsqu'une modification des écosystèmes, le passage d'une frontière, physique ou biologique, ou un désordre social quelconque, favorise leur évolution et leur adaptation. Bien sûr, nous disposons aujourd'hui d'un arsenal plutôt efficace : les crises récentes Mers et Sras liées à des coronavirus, mais aussi Ébola ou la grippe aviaire ont été gérées avec plus ou moins d'efficacité. Ces exemples montrent que ces nouvelles maladies ont toujours un impact mondial qui résulte directement de l'organisation sociale et culturelle : les transports de marchandises et les voyages permettent à un pathogène de franchir de grandes distances, à une vitesse suffisamment rapide pour que le temps du voyage ne l'affaiblisse pas. Cette globalisation des menaces n'est pas propre aux maladies émergentes, puisqu'elle se retrouve dans les problèmes posés par le développement de résistance aux pesticides chez les insectes et aux antibiotiques chez les bactéries.
P & S Les résistances aux pesticides et aux antibiotiques sont-elles vraiment prévisibles ?
V. C. En 1945 à Naples, le DDT permet, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, de stopper le développement d'une épidémie de typhus. Pourtant, dès 1946, les premiers insectes résistants sont signalés en Italie. On assiste aux mêmes chronologies avec les antibiotiques : la pénicilline est administrée la première fois en 1941 et, dès l'année suivante, la première bactérie résistante est détectée. Le mécanisme de résistance qui se met en place face à un « cide », est toujours extrêmement rapide. L'organisme cible s'adapte. C'est du darwinisme première année ! Curieusement, les communautés médicales et agricoles partagent cette incapacité à anticiper un problème pourtant parfaitement connu. Pour bien comprendre cette question des résistances, il faut croiser des recherches en génétique, en entomologie, en toxicologie, en mathématique, en écologie, en épidémiologie, etc. Elle n'est pas que strictement biologique et elle implique un grand nombre d'acteurs (agriculteurs, politiques, industriels, etc.) qui ont souvent une perception et des intérêts divergents.
P & S Faudrait-il, comme on le fait souvent en phytothérapie, ne pas utiliser qu'un seul produit et au contraire réaliser des synergies ?
V. C. Combiner deux insecticides ou deux antibiotiques ferait partie des solutions possibles, mais il y en a d'autres : casser la logique de la monoculture au profit de la polyculture, lutter contre les insectes nuisibles en fonction de leur biologie et de leur écologie, limiter les antibiotiques agricoles aux usages strictement vétérinaires et proscrire toute utilisation prophylactique, limiter les antibiotiques dans la santé humaine aux infections réellement d'origine bactérienne, etc. Dans tous les cas, cela repose sur une autre forme d'adaptation : celle de l'être humain à son environnement, ce qui oblige à modifier, parfois profondément, les pratiques, les mentalités et les politiques. Une adaptation qui n'induit pas l'abandon des moyens précédents, mais qui doit conduire à un usage mesuré et pertinent des pesticides et des antibiotiques.
P & S Vous déplorez le grand nombre d'épidémies touchant les grands singes, génétiquement très proches de nous. Comment se développent-elles et pourquoi en parle-t-on si peu ?
V. C. Avant, seuls les chasseurs étaient sporadiquement en contact avec les grands singes, le risque de transmission était d'autant plus réduit que ces chasseurs ne pouvaient transmettre que les pathogènes locaux. Deux éléments changent complètement la nature de cette ancienne frontière : le flux des touristes contribue à augmenter la diversité des pathogènes transmissibles et la dégradation des habitats naturels qui augmente la fréquence des contacts entre grands singes et êtres humains. On prévoit qu'en 2030, moins de 10 % de l'habitat actuel des gorilles et des chimpanzés, et moins d'1 % de celui de l'orang-outan restera relativement peu perturbé par les activités humaines. L'indifférence de l'humanité face à ce type de désastres écologiques est un problème largement répandu. Cette indifférence n'est pas le signe d'une absence de savoirs ou de sagesse, elle est l'expression d'un comportement délibéré, bien que peu souvent assumé. Et elle ne concerne pas seulement les autres espèces vivantes, mais aussi les populations humaines pauvres. Globalement, on constate que la prise en compte d'un sujet dépend de son impact sur les élites.
P & S On n'a pas la preuve que le pangolin soit l'hôte intermédiaire entre le coronavirus et l'humain, mais cette hypothèse a mis en lumière la possible émergence d'une pandémie à cause de la consommation de viande sauvage. Alors que la population mondiale est de plus en plus urbaine, peut-on espérer que cesse ce type de comportement prédateur et dangereux ?
V. C. Dans les sociétés qui connaissent une rapide évolution, notamment en Afrique ou en Asie, l'utilisation d'animaux ou de plantes sauvages est vécue comme un lien nécessaire et chéri avec le passé. Environ 80 % de la population mondiale continue à se soigner grâce à des médicaments tirés de la nature. Or la raison n'en est pas seulement économique, car les produits occidentaux ne sont pas toujours plus chers que certaines préparations naturelles : il s'agit de pratiques solidement ancrées dans les traditions et les modes de vie. Si l'on prend comme exemple le Vietnam, la majorité de la chasse aux animaux sauvages est destinée à la nouvelle classe moyenne urbaine. Environ 47 % des habitants de Hanoi consomment des produits tirés de la nature plus de trois fois par an, dont 82 % sous forme de viande, 50 % dans des préparations médicinales et 16 % comme ornement. La séparation entre aliment et médicament ne s'opère pas de la même façon dans les cultures asiatiques, et consommer de la viande d'animaux sauvages est valorisé autant en termes de prestige social que d'amélioration de la santé. En outre même urbain, l'humain n'est jamais vraiment coupé de la nature. Croire que nous avons perdu ce lien avec la nature est un mythe qui remonte à Adam et Ève chassés du jardin d'Éden. L'humanité n'a d'ailleurs jamais connu d'état d'harmonie avec son environnement : la domination est omniprésente et il est impossible de distinguer celle de l'homme sur la nature de celle de l'homme sur l'homme.
Parcours
1961 Naissance à Lyon
1978 CAP de comptabilité
1991 Création de Pénélope, revue consacrée aux araignées
2001 Doctorat en environnement. Thèse sur les facteurs sociaux et culturels influençant la biologie de la conservation
2007 Histoire de l'ornithologie, éd. Delachaux et Niestlé
Depuis 2012 Associée au labo. SPHère (Sciences, Philosophie, Histoire), Paris-Diderot
2014 Une histoire des fleurs
2015 La nature à l'épreuve de l'homme
2013 L'homme et la nature : une histoire mouvementée
2017 Les Français et la nature : pourquoi si peu d'amour ? éd. Actes-Sud
2018 Les combats pour la nature : de la protection de la nature au progrès social, éd. Buchet-Chastel
2020 Histoire de la domestication animale, éd. Delachaux et Niestlé.
Des épidémies chez les arbres
Graphiose de l'orme, chancre coloré du platane, mineuse du marronnier, ces maladies des arbres se succèdent depuis plus d'un siècle. Pour Valérie Chansigaud, la spongieuse, due au bombyx, apparaît comme la crise fondatrice. Ce papillon européen fut introduit en Amérique du Nord par un naturaliste français en 1869 pour expérimenter son élevage afin de produire de la soie. En 1879, apparaissent ses capacités de nuisance dans un environnement où il n'a pas de compétiteur. La chenille s'attaque au chêne, au tremble, au bouleau et elle est l'espèce nuisible dont la lutte a coûté le plus cher dans l'histoire du pays.