Les plantes sont-elles intelligentes ?
Depuis une dizaine d’années, la parole se libère. Certains scientifiques, avec pour chef de file le chercheur italien Stefano Mancuso, ne craignent plus d’attribuer aux plantes des qualités de sensibilité, de sociabilité, d’anticipation... Des notions jugées par d’autres scientifiques trop « anthropocentrées »… Où en est exactement la science aujourd’hui sur ce sujet ?
Le débat est aujourd’hui ouvert. Les végétaux ont-ils des qualités proches de celles des animaux ? Peut-on qualifier les plantes d’êtres sensibles, voire intelligents ? Notre manière de répondre à ces questions dépend d’abord de ce qu’on entend par « intelligence ». « Si l’on peut parler d’intelligence artificielle au sujet des ordinateurs, pourquoi ne pourrait-on pas utiliser ce terme pour les plantes ? » s’interroge ainsi François Bouteau, spécialiste de biologie végétale à l’université de Paris 7. « Je préfère tout de même parler de solutions intelligentes sélectionnées par l’évolution. En effet, les plantes ont eu des millions d’années pour évoluer », réplique François Tardieu, de l’INRA. Ce dernier nous alerte sur le danger des amalgames : « Il faut faire attention au piège des mots. Même dans la communauté scientifique, on aime faire le buzz. » En réalité, à défaut de posséder un cerveau comme nous, les plantes en ont une multitude. « C’est un peu comme le réseau Internet, le World Wide Web », explique François Bouteau. « Leur centre de commande est décentralisé. Elles n’ont pas de cerveau ni de neurones, mais elles ont une activité électrique qui leur donne un potentiel d’action. »
Pourtant, en 2005, le chercheur italien Stefano Mancuso a fait connaître au grand public un terme encore controversé au sein de la communauté scientifique : la « neurobiologie végétale ». La réaction de ses confrères ne s’est pas fait attendre : en 2007, un groupe de trente-six chercheurs publient dans la revue scientifique Trends in Plant Science une tribune dénonçant le terme de neurobiologie végétale. Selon eux, cette expression n’apporterait rien à la compréhension du végétal et serait fondée sur « une analogie superficielle et des extrapolations douteuses ». Réponse par tribune interposée du chercheur Anthony Trewavas : le concept de neurobiologie végétale est une métaphore, et certaines métaphores sont nécessaires pour faire avancer la science. Pour Stefano Mancuso, cette « provocation » est une façon de réhabiliter les plantes en montrant qu’elles sont, au même titre que les hommes ou les animaux, des êtres vivants sophistiqués. Et si tout cela n’était finalement qu’une querelle de mots ?
Que l’on soit ou non pour l’idée d’une « intelligence des plantes », les multiples expériences menées ces dernières années montrent qu’elles sont loin d’être de simples organismes inertes comme le pensait Aristote. Elles ont leurs façons à elles de communiquer, elles peuvent apprendre, mémoriser et sont même douées de sensibilité. Une raison de plus, s’il en fallait, pour en prendre soin et les protéger.
Les plantes communiquent
« Les peupliers parlent. » C’est en 1983 que tout commence, lorsque les chercheurs américains Ian Baldwin et Jack Schultz publient dans la revue Science les résultats concluants d’une expérience visant à démontrer l’existence d’une communication chimique entre les végétaux. C’est une véritable révolution dans le monde scientifique. Comme l’explique François Bouteau, « les plantes ont la capacité de percevoir les signes extérieurs susceptibles de provoquer un stress, comme la présence de prédateurs animaux, insectes ou végétaux ». Et d’y répondre, par différents moyens. Par des composés volatils organiques tout d’abord.
En 1980, lors d’une période de sécheresse en Afrique du Sud, le fermier d’un élevage de koudous, sorte d’antilope, voyait ses animaux mourir les uns après les autres, victimes d’un mal mystérieux. L’affaire a intéressé les chercheurs, et ceux-ci ont découvert que les acacias libéraient un gaz, l’éthylène, capable de rayonner sur six mètres, qui se déposait sur les feuilles des acacias voisins pour les prévenir du danger. Résultat : les feuilles des acacias ainsi avertis ont augmenté leur production de tanin à des doses létales pour les antilopes. « Nous aussi...
, êtres humains, communiquons de cette façon », précise Francis Hallé dans son ouvrage Du bon usage des arbres (Actes Sud, 2011). « Notre corps envoie et reçoit des phéromones provenant de nos aisselles, de notre cuir chevelu et de nos organes génitaux. »
En 2010, une étude chinoise réalisée sur des tomates a montré qu’elles pouvaient communiquer entre elles par voie racinaire, par le biais de mycorhizes prévenant leurs congénères de la présence d’une maladie. Les plantes communiquent aussi avec les autres êtres vivants : « Une plante fait savoir à l’ensemble des êtres vivants autour d’elle qu’elle est là : aux insectes, aux animaux, mais aussi aux hommes », explique Jacques Tassin, chercheur-écologue au CIRAD. « Par exemple, elles nous parlent avec leur odeur. Nous avons pris l’habitude de privilégier la vue par rapport aux autres sens. Mais si l’on prend le temps d’y faire attention, nous sommes encore sensibles à ces substances chimiques. »
Les plantes sont douées de mémoire
Les plantes ont-elles une mémoire ? C’est le titre de l’ouvrage de Michel Thellier, ancien professeur en physiologie végétale et membre de l’Académie des sciences. Paru en 2015, le livre pose une question sur laquelle de nombreux chercheurs s’accordent. Oui, les plantes sont capables de mémorisation. Ainsi, Stefano Mancuso a montré que la sensitive (Mimosa pudica), connue pour sa capacité à rétracter ses feuilles lorsqu’on la touche, se replie également quand on soulève son pot brusquement… Sauf lorsqu’elle en a pris l’habitude. En effet, lorsque son pot est soulevé d’une quinzaine de centimètres six fois d’affilée, elle finit par ne plus se replier. « Nous lui avons appris à ignorer les stimuli non dangereux », raconte le chercheur italien. Et la plante a la mémoire longue : elle retient la leçon durant une quarantaine de jours.
« On ne sait pas vraiment où ni comment est stockée la mémoire chez une plante », souligne Alain Vian, botaniste et chercheur à l’université d’Angers, « mais certaines recherches s’orientent vers des phénomènes épigénétiques, c’est-à-dire des changements qui s’inscrivent dans la structure de l’ADN. Ce qui permettrait d’expliquer que la mémoire puisse se transmettre d’une génération à l’autre ». Mais attention, prévient le scientifique : « La nature profonde du phénomène de mémorisation chez les plantes est totalement différente de ce qu’on observe chez les animaux. La plante ne garde pas la mémoire des faits comme le font les animaux, elle garde en mémoire le type de réponse à donner à telle stimulation. Lorsqu’une stimulation similaire se produit, la plante va alors être capable de donner une réponse, parfois avec une intensité supérieure. Lorsque vous blessez un animal, il va se souvenir de l’événement, alors que la plante stocke sa manière d’y répondre. Comme elles sont immobiles et ne peuvent pas fuir, les plantes cherchent à répondre à une situation de stress ». Dans son ouvrage, Michel Thellier renchérit : « Au total, certes, les plantes ont de la mémoire, mais cette mémoire n’est pas de même nature que la notre. »
Les plantes sont sensibles
Si François Tardieu se hérisse à l’évocation d’une « intelligence des plantes », le chercheur de l’INRA se radoucit à la question : sont-elles des êtres sensibles ? Pour le Larousse, est sensible tout ce « qui est apte à éprouver des perceptions, des sensations ».
« En ce sens, il peut être possible de parler de sensibilité », indique François Tardieu, « car les plantes sont douées de sens. Prenons le toucher par exemple : il a été démontré que les plantes réagissent lorsqu’elles se sentent attaquées par un insecte ou un herbivore ». Mais ce n’est pas tout : « On sait aussi qu’elles sont dotées d’une vision très primitive », explique le chercheur. « Elles sont sensibles à la qualité de la lumière. Lorsqu’une plante est proche d’une autre plante, elle ne réfléchit pas le vert. Il existe une communication de type visuel entre les plantes. Cela peut se traduire par le fait que, lorsqu’elles sont proches les unes des autres, elles grandissent plus vite. » Par exemple, l’arabette des dames (Arabidopsis thaliana) est capable, sous cloche, de moduler son comportement en présence d’une autre plante, en grandissant plus ou moins rapidement.
En septembre 2016, Stefano Mancuso et Frantisek Baluska ont publié une étude consacrée à la plante chilienne Boquila trifoliolata. En effet, cette plante mime l’aspect des feuilles des arbres auxquels elle grimpe. Elle est capable de changer sa morphologie, sa couleur, sa consistance, explique le chercheur, allant même jusqu’à se faire pousser des épines. « Pour pouvoir imiter, il faut connaître ce que l’on veut imiter », explique Stefano Mancuso. « Bien sûr, les plantes ne possèdent pas d’oeil, mais des capteurs sont présents sur ses feuilles. » Plus récemment, une étude signée par huit chercheurs européens dont Stefano Mancuso, Frantisek Baluska et François Bouteau a mis en avant le fait que l’arabette des dames, soumise au bruit d’une rivière (200 Hz) pendant deux semaines, présentait une induction de ses racines en direction de la source sonore. « Nous sommes partis du principe que nous ne voyons pas pourquoi les plantes se priveraient de la faculté d’entendre », raconte François Bouteau. « Les signaux mis en jeu dans la perception de ce son sont les mêmes que ceux en jeu chez les mammifères. »
Peut-on alors voir dans ces résultats la preuve que les plantes possèdent une ouïe ? Tout est question de définition, là encore : « Si l’on définit l’ouïe comme la capacité de percevoir des fréquences sonores, alors oui », conclut François Bouteau.
Une définition revue et corrigée
L’édition 2017 de Lo Zingarelli, l’équivalent italien de notre dictionnaire Larousse ou du Petit Robert, s’offre une nouvelle définition du terme plante, signée Stefano Mancuso :
« Les plantes sont des organismes végétaux capables de fixer l’énergie lumineuse par le biais de la photosynthèse. Elles sont l’intermédiaire entre l’énergie du soleil et la vie de notre planète […] chez les plantes, nous ne trouverons jamais d’organes différenciés comme un cerveau, un coeur, des poumons, chez lesquels la moindre lésion peut être fatale. Concentration contre diffusion : ce qui est concentré dans les organes chez les animaux est réparti dans tout le corps chez les plantes. Une plante respire sans poumon, voit sans yeux et calcule sans cerveau. C’est de loin la forme de vie prédominante sur la planète. Les plantes sont différentes des animaux, pas inférieures. »
Les plantes ontelles des droits ?
Les végétaux sont capables de percevoir et de communiquer. Mais faut-il pour autant leur reconnaître des droits, comme aux êtres humains ? La question divise les spécialistes.
Stefano Mancuso
Botaniste spécialiste de « neurobiologie végétale ». Voici ce qu’il déclarait à Slate.fr : On ne peut plus repousser cette discussion sur le droit des plantes. Je sais que la première réaction sera : « Oh, il exagère. Le droit des plantes ? C’est insensé. » Le combat pour gagner un droit est difficile, mais nécessaire. Donner des droits aux plantes est une manière d’empêcher notre extinction.
François Tardieu
Chercheur au sein du laboratoire d’écophysiologie des plantes sous stress environnementaux au sein de L’INRA. C’est dangereux de parler d’intelligence des plantes ou de neurobiologie végétale, car cela présuppose la mise en place de droits spécifiques et ouvre la voie à des dérives. Les plantes ne souffrent pas. Lorsque l’on me parle d’« éthique végétale », je dis non, non, non.
La vraie nature des arbres
Pour lui, les forêts sont des communautés dans lesquelles chaque individu-arbre a sa place, voire son caractère… Observations et références scientifiques à l’appui, le forestier Peter Wohlleben, dans son livre La Vie secrète des arbres, prend clairement le parti d’une approche « sensible ». « Pourquoi les arbres ne s’exprimeraient-ils pas ? » demande-t-il, avant de répondre : « Nous possédons un langage olfactif secret, ce dont les arbres peuvent aussi se prévaloir. » Dans un chapitre intitulé « Tous solidaires », les hêtres sont présentés comme « de fervents défenseurs d’une justice distributive ». « L’université d’Aixla- Chapelle, poursuit l’auteur, n’a-t-elle pas montré qu’en matière de photosynthèse certains arbres se synchronisent de façon que tous aient les mêmes chances de développement ? » Il évoque aussi l’éducation « à la dure » à laquelle certains parents-arbres soumettent leur progéniture, les recouvrant d’immenses houppiers les privant ainsi de lumière. Loin de la polémique sur l’intelligence des plantes, le livre est aujourd’hui un best-seller dans de nombreux pays. Il vient d’être porté à l’écran. La Vie secrète des arbres, Les Arènes, 2017, 260 p., 20,90 e.