Symbiose
Le séneçon et la Goutte-de-sang : tel est pris qui croyait prendre...
Nous ne cesserons d'admirer les remarquables mécanismes de défense déployés par les plantes pour lutter contre leurs agresseurs quotidiens. Si d'ordinaire, ces stratagèmes découragent bon nombre d'intéressés, il arrive parfois qu'ils se retournent contre elles !
Soumises à de nombreuses difficultés dans leur environnement naturel, les plantes regorgent d'efficaces et surprenants systèmes de défense pour résister aux aléas climatiques ou aux attaques des prédateurs. La méthode la plus simple pour éviter de se faire dévorer par les insectes, oiseaux ou autres herbivores est de devenir impropre à la consommation. Ainsi bon nombre de plantes stockent dans leurs tissus des substances plus ou moins nocives (alcaloïdes, hétérosides, tanins), désagréables ou goût, voire extrêmement toxiques pour certains organismes vivants. Le plus souvent, ces composés sont le produit de « métabolites secondaires », non essentiels à la survie de la plante, ce qui laisse supposer leur finalité exclusivement répulsive. Une stratégie en apparence imparable, que divers agresseurs ont pourtant détournée à leur avantage, en particulier les insectes phytophages ! En voici un exemple facilement observable avec le séneçon jacobée (Jacobaea vulgaris) et son hôte, la chenille de la Goutte-de-sang (Tyria jacobaeae).
La belle vénéneuse…
Le séneçon jacobée est une plante herbacée vivace de la famille des astéracées. Commun dans nos régions, il se rencontre dans de nombreux habitats, des prairies aux friches urbaines et jusque sur les dunes du littoral. Sa tige dressée et ramifiée peut atteindre un mètre de haut. Ses feuilles alternes sont plus...
ou moins profondément incisées en lobes ou en segments et arrondies à l'extrémité. Il se distingue de son cousin le séneçon commun (Senecio vulgaris) à ses capitules comportant des fleurs en languette jaune vif, qui donnent à une jolie forme d'étoile. Il pourrait cependant être confondu avec le séneçon à feuilles de roquette (Jacobaea erucifolia), dont les organes équivoques ont parfois donné lieu à des cas d'empoisonnement. Car sous leurs airs de charmantes fleurs solaires, les séneçons sont réputés pour provoquer des intoxications importantes chez le bétail et plus ou moins graves chez l'être humain. Tous renferment (à doses variables selon les espèces) des alcaloïdes pyrrolyzidiniques, capables d'entraîner des lésions occlusives du foie. Partant de ce principe, rien ne laisse supposer que le moindre animal aurait l'audace de s'y frotter. Pourtant les séneçons sont la proie favorite d'une étonnante chenille qui ne redoute pas d'en grignoter allègrement les feuilles !
Et l'imperturbable chenille
La Goutte-de-sang est un papillon de nuit commun, ainsi nommé en raison des motifs rouges qui ornent ses ailes. Malgré leurs mœurs nocturnes, les imagos à la livrée peu discrète, s'observent facilement en journée dans les prairies, en lisières de forêt ou même en milieux urbains. Mais ils sont sans conteste encore plus repérables au stade larvaire, lorsqu'ils apparaissent sous forme d'originales chenilles au corps noir annelé de jaune vif. D'autant plus que ces dernières vivent en communauté et ont tendance à envahir leur plante hôte. Ainsi exposées, elles semblent constituer des proies faciles pour les prédateurs. Mais au contraire, leur couleur vive fait office de parure « prémonitrice », qui avertit leurs potentiels agresseurs d'un danger. L'oiseau qui tentera d'avaler l'une d'entre elles, surpris par son goût désagréable, associera désormais la couleur au danger et délaissera ces immangeables consœurs. Car si la toxicité du séneçon lui évite d'être assailli par la plupart des herbivores, elle rend service à ces chenilles qui en profitent pour devenir toxiques à leur tour ! Grâce à un puissant mécanisme interne de désintoxication, elles sont insensibles aux virulents alcaloïdes de la plante, qu'elles concentrent dans leur hémolymphe (sang des insectes) au fur et à mesure de leurs grignotages, détournant la défense initiale à leur profit. Ainsi protégées et indélogeables, elles profitent paisiblement de leur garde-manger exclusif ! Ce beau retournement de situation nous prouve une fois de plus à quel point la nature regorge de surprises et d'inventivité…
Un phénomène pas si rare…
De nombreuses chenilles se servent ainsi des métabolites secondaires des plantes comme système de défense. Certaines sont capables de les stocker dans leurs tissus à l'état brut, ou plus souvent à l'état de précurseur, moins dommageable pour l'organisme. Ces précurseurs redeviendront nocifs par oxydation de l'air, lorsque la chenille ou le papillon (car la toxicité se transmet à l'adulte) expulse un liquide répulsif ou commence à se faire dévorer. Parfois, ces métabolites sont totalement transformés et utilisés à des fins bien différentes, en tant que phéromones sexuelles par exemple. Les insectes ne manquent décidément pas d'astuces ni de ressources !