La fève de cacao une monnaie ancestrale
Il fut un temps où, plutôt que des pièces d'or ou d'argent, on utilisait une monnaie d'échange qui poussait dans un arbre. C'est le cas des fèves du cacaoyer qui servirent bel et bien de monnaie au temps des grandes civilisations maya et aztèque.
Sur les terres où se déploya la civilisation maya, les cacaoyers poussaient essentiellement dans les régions chaudes et humides comme les États du Tabasco, du Chiapas et les basses terres du Guatemala. Cet arbre, que les Mayas appellent « Madre K'akaw », prend une place spécifique dans cette civilisation. S'il est largement cultivé aujourd'hui, il était loin de pousser partout et facilement. Aussi, les meilleures fèves étaient utilisées pour élaborer la boisson sacrée « cacaw » ou « K'akaw ». Cette boisson à base de fèves grillées et moulues, d'épices dont le piment, de farine de maïs, d'achiote, et de miel, était réservée aux cérémonies rituelles importantes. Ce sont les fèves moins goûteuses qui étaient destinées à servir de monnaie et ceci durant des siècles, notamment au cours de l'époque dite classique de la civilisation, de 300 à 900 de notre ère.
En tant que monnaie, les fèves présentaient de nombreux avantages. Une fois séchées au soleil, elles pouvaient se conserver très longtemps. Il était aussi facile de les compter et de les diviser pour les stocker dans de gros sacs. Une cabosse, le fruit du cacaoyer, pouvait contenir entre 16 et 40 fèves.
Des transports périlleux
Pour acheminer les graines du cacaoyer, les commerçants ambulants parcouraient de très grandes distances à pied par les « sac-be » (chemins blancs), ou dans des canoës en suivant les voies fluviales et les côtes de la mer des Caraïbes. Mais ce transport était périlleux, d'où l'importance d'un dieu protecteur des marchands, « Ek Chuak » (le scorpion noir), auxquels ils faisaient des offrandes. Malgré les dangers, le statut de commerçant était très prisé et valorisé. Certains, d'ailleurs, acquirent beaucoup de pouvoirs en contrôlant le commerce avec les cités où se trouvaient de grands...
marchés comme Chetumal, Tulum, ou Cozumel.
Le cacahuatl des Aztèques
Plus tard, chez les Aztèques (1325-1521), posséder de nombreuses fèves de cacao continua d'être un signe de richesse et de commerce important. Les cacaoyers ne pouvant pousser sur les plateaux arides de la capitale, Mexico-Tenochtitlan, les Aztèques exigeront de certaines provinces soumises, de recevoir les précieuses fèves de cacao comme tribut.
Les fèves étaient comptées et triées. Comme les Mayas, les Aztèques gardaient les meilleures pour préparer leur boisson sacrée : « xoco-atl ». Cette boisson froide, mousseuse, agrémentée de piments, vanille, fleurs et suc d'agave, était très ritualisée, et souvent réservée à l'élite. L'empereur Moctezuma, qui l'appréciait particulièrement, en buvait jusqu'à 50 tasses par jour !
Pour utiliser les fèves comme monnaie, les Aztèques faisaient appel à un système numérique basé sur le nombre 20. Ainsi 20 tzontle équivalaient à 8 000 fèves, soit un xiquipilli. Trois xiquipilli (24 000 fèves) était une unité de référence car correspondant au poids maximum que pouvait porter un homme sur le dos. Le prix de ce qui était échangé, notamment sur l'immense marché de Tlatelolco (lire ci-contre) à côté de Mexico-Tenochtitlan, était donc fixé en fèves de cacao. Avec une fève, les Aztèques pouvaient acheter une courge, une tomate ou un fruit de zapote ; avec trois fèves, un lapin ; avec 50 fèves, une courtisane ; avec 65 fèves, un manteau de coton brodé, avec 100 à 500 fèves, un esclave ; s'il savait chanter et danser, environ 2 400 fèves selon les lieux et les époques. On pouvait aussi acheter un esclave avec des colliers en or, des pierres précieuses ou des tubes en plumes contenant de l'or.
Tlatelolco, l'abondance au marché
Après un long voyage qui pouvait durer plusieurs mois, les marchands arrivaient à Mexico-Tenochtitlan (représentée ci-dessus par une grande fresque murale peinte en 1945 par Diego Riviera). Le retour de leur expédition était fêté par un banquet où nourriture et cadeaux étaient offerts aux nombreux convives. Les pochteca écoulaient leurs marchandises au marché de Tlatelolco à côté de Mexico : cet immense marché pouvait réunir jusqu'à 60 000 commerçants et vendeurs ambulants. Il était accessible par chaussées et canaux, ce qui favorisait le transport des marchandises. Le marché émerveilla les conquistadors qui, en Europe, n'en avaient pas vu d'aussi grands, si abondants en diverses marchandises et si bien organisés.
Fèves contre pierres précieuses
Comme chez les Mayas, les « pochteca », les Aztèques chargés de transporter les marchandises sur de longues distances, faisaient partie de l'élite. Cette fonction se transmettait de père en fils. Lors de leurs longues expéditions, ils s'habillaient avec un simple manteau de fibres d'agave afin de passer inaperçus. Ils choisissaient une date favorable dans le calendrier, puis ils faisaient des offrandes à Yacatecutli, le dieu des marchands, afin d'être protégés des bandits et des bêtes sauvages.
Le commerce sur de longues distances se faisait uniquement entre commerçants professionnels qui transitaient à pied par les routes commerciales ; les plus fréquentées étant celles qui reliaient la vallée de Mexico aux terres tropicales de Veracruz et Tabasco. Des biens de luxe comme l'or, le jade, des pierres précieuses comme l'obsidienne, s'y échangeaient contre les fèves de cacao du Tabasco et du Xoconusco, le sel et le miel du Yucatan, le liquidambar ou copal, et les plumes vertes de l'oiseau quetzal très prisées par l'empereur, ainsi que les peaux de jaguar sur lesquelles il s'asseyait.
Ce système monétaire des fèves coexista avec le troc d'autres produits à valeur commerciale, comme l'obsidienne et les haches en cuivre en forme de « T », des plumes et des « cascabels ».
À l'arrivée des Espagnols, au début du XVIe siècle, les fèves de cacao étaient encore la principale monnaie d'échange. En 1555, sur les ordres du vice‑roi de Nouvelle‑Espagne, un décret fixa donc officiellement sa valeur : 140 fèves de cacao pour un réal espagnol. Puis les fèves perdirent peu à peu de la valeur, quand les plantations de cacaoyer furent destinées à approvisionner l'Europe en chocolat…