Les rebelles du goût
À contre-courant de l’uniformisation des saveurs et de l’appauvrissement croissant de notre patrimoine culinaire, des personnes s’engagent aujourd’hui avec conviction au service du goût retrouvé.
Du 23 au 27 octobre dernier se tenait à Turin le Salon international du goût autour du thème « Nourrir la planète ». Producteurs, universitaires, chefs et consommateurs venus de 150 pays se réunissaient pour cette dixième édition dans le but de sauvegarder les cultures alimentaires du monde. Il s’agissait pour ces passionnés du goût de défendre les produits locaux face à une uniformisation inquiétante des pratiques et des saveurs. La diversité qui devrait les caractériser est en effet aujourd’hui menacée : par les effets conjugués de l’essor de l’agrobusiness, de l’industrialisation et de la grande distribution, par une recherche effrénée de la productivité et du coût le plus bas au détriment de la qualité... Tout semble en effet concourir à mettre dans nos assiettes des produits de plus en plus homogènes, insipides et, disons le clairement, mauvais. Puisque plus rien n’a le goût de rien, les industriels ont trouvé la parade : toujours plus de sel et de sucre, plus d’additifs en tous genres (exhausteurs de goût, agents de textures et de saveurs chimiques, colorants), qui plus est dangereux pour la santé, destinés à leurrer nos palais. Qu’il faille signifier la présence ou l’absence de la fraise avec le rouge, du citron avec le jaune, ou qu’il ait fallu créer un nouveau label « Saveur gustative » en grandes surfaces il y a peu en dit long sur le degré avancé de malbouffe et de fadeur auquel nous sommes tous les jours confrontés.
Les réseaux de résistance s’organisent
Face à la perte de la diversité des saveurs, des voix se font entendre et des réseaux de résistance s’organisent pour porter une autre vision de l’alimentation et des terroirs. Lors de la manifestation de Turin ont été mis à l’honneur, par exemple, des produits de « l’Arche du Goût », un catalogue de milliers de produits du monde menacés de disparition, identifiés par le mouvement Slow Food qui compte un millier d’adhérents en France. Dans l’Hexagone, une centaine de produits sont concernés, du pois chiche de Carlencas à l’abricot Rouget de Sernhac, en passant par le petit épeautre de Haute-Provence, le porc gascon ou la volaille Coucou de Rennes. La distinction de « Produits sentinelles » et le soutien de productions locales de qualité ont d’autres ambitions : «La démarche gastronome est rapidement devenue écogastronome car,quand on s’occupe du goût et qu’on réfléchît aux raisons pour lesquelles les aliments sont devenus insipides, on est vite amené à regarder en amont, à la question des savoir-faire, des conditions de production, de la saisonnalité, de l’agriculture non productiviste, de l’environnement, des paysages... », nous explique Gilbert Della Rossa, ancien vice-président de la fédération Slow Food France, maintenant en charge du convivium béarnais.
Sa mobilisation avec d’autres, contre l’extinction programmée de la vache béarnaise ou pour le fromage d’Estive aux arômes originaux de serpolet et de noisettes, illustrent bien cette dimension transversale : défendre ces goûts ancrés dans une histoire et un terroir, c’est également maintenir la transhumance, le métier de bergers et l’entretien des pâturages des Pyrénées. Le lien étroit qui unit défense du goût, de la biodiversité et de l’environnement n’est nulle part plus évident que dans l’agriculture. François Delmond a créé la société Germinance il y a trente ans. Membre fondateur du Réseau semences paysannes et de l’association des Croqueurs de carottes, il travaille à la production de semences à pollinisation ouverte, sans OGM, mais aussi sans hybrides ou variétés protégées.
Un travail de sélection sur le goût
Son travail sur les saveurs passe notamment par l’achat de semences à des entreprises artisanales et des associations suisse (Sativa Rheinau) et allemande (Kultursaat) qui font depuis longtemps un gros travail de sélection sur le goût pour une culture en bio et en biodynamie : parmi les variétés qui ont du caractère, leurs betteraves Robuschka ou leurs carottes Rodelika, par exemple, sont une merveille. Par contraste, en France, il n’y a pas de sélection en termes de goût dans le bio, sauf pour quelques aliments saveurs comme les fraises, les melons ou le maïs doux. Pour les autres, le goût passe en dernier. « Nous, au contraire, dans chaque espèce, on va essayer de trouver la variété avec le plus de saveurs, tout en gardant une productivité assez bonne pour le maraîcher», détaille François Delmond. En outre, « il y a clairement un lien entre saveur alimentaire, valeur nutritionnelle et croissance harmonieuse des plantes. La phase de maturation permet la migration de substances nourrissantes et aromatiques vers le fruit. Or on court-circuite cette dernière phase et on récolte trop précocement pour les acheminer et les stocker. » Ce qui est pratiqué aussi par certains acteurs du bio ou avec les plantes hybrides F1. Résultat : la teneur en matière sèche est plus faible et le consommateur achète plus d’eau au kilo, ce qui explique aussi pourquoi les légumes se conservent moins bien.
Jean-Luc Danneyrolles, qui a participé à la redécouverte des légumes issus de la biodiversité depuis vingt ans, s’inscrit dans une démarche similaire. Son partenaire au sein du Potager d’un curieux, Ugo Van Hulsen, nous explique leur démarche : « À partir des années 1960, la sélection variétale s’est faite surtout en réfléchissant à l’homogénéité, à la productivité et à la robustesse après cueillette, en écho à une culture industrielle. Or le critère de la robustesse se trouve sur la même allèle génétique que le goût. Donc il faut choisir : la fermeté ou le goût », ajoute-t-il. À Apt, dans le Luberon, le Potager d’un curieux achète et vend aux jardiniers les graines de près de 180 variétés de fruits et légumes sélectionnées spécifiquement pour l’agriculture paysanne ou familiale, dont pas moins de 65 variétés de tomates et une trentaine d’espèces de laitues. « Depuis deux ans, on a également enrichi notre collection de 70 variétés de piments poivrons issus de l’inventaire de l’INRA qui étaient inexploitées. Cela nous a permis de découvrir par exemple le poivron doux long d’Alger, une variété sucrée mais pas acide, un vrai délice ! On fait aussi ce travail pour ne pas voir ces variétés accaparées par les grands groupes agro.» En effet, prenant acte de la nouvelle ferveur pour les légumes anciens mais sans en analyser les causes – la recherche du goût ! –, l’agrobusiness a massivement investi dans la copie d’ancien, comme dans le cas des tomates cœur-de-bœuf. «On trouve désormais de la copie d’ancien qui s’avère décevante sur le goût car leur productivité a été boostée. Les lois de la biologie font qu’il y a incompatibilité entre goût et grosse productivité... C’est un scandale, du vrai ‘saveur washing’ ! », s’insurge François Delmond.
Aux antipodes de ce «saveur washing», certains osent au contraire proposer des goûts à contre-courant des tendances dominantes, misant sur la rencontre entre la sincérité de leur démarche et la curiosité gustative de leurs consommateurs. On retrouve cette tendance dans le domaine des vins. C’est par exemple le cas de Thierry Navarre, vigneron près du village de Roquebrun, dans l’Hérault, engagé dans une démarche bio et biodynamique.
Cépage Ribeyrenc
Il a entamé en 2000 une longue démarche de replantation et d’expérimentation autour de la variété Ribeyrenc, un « cépage oublié du Languedoc » qui détonne par rapport aux standards actuels de la région et dont survivaient quelques pieds sur la propriété que cultivaient déjà son père et son grand-père avant lui. « La tendance actuelle en viticulture est à charger en alcool, à maquiller avec des aromatisants, des saveurs de bois, tous les artifices œnologiques... Mais dans le goût, il faut accepter les différences. Il est fini le temps où les guides dictaient le bon goût et dépossédaient les gens de leurs moyens d’appréciation. Le goût, c’est personnel », martèle-t-il. Malgré le scepticisme initial de certains, son pari semble avoir payé, et ce vin a maintenant trouvé ses aficionados et consommateurs fidèles. Une philosophie du goût que ne démentirait pas Bruno Quenioux, propriétaire de la cave Philovino à Paris. Spécialiste du vin, qu’il propose majoritairement en bio, il défend une autre approche de la dégustation et invite ses clients à se réapproprier leur goût et à refuser la séduction systématique par lesarômesfaciles:«Dans le vin comme ailleurs, il y a une tendance à une saveur qu’on pourrait qualifier de pornographique, en ce qu’elle séduit facilement le palais avec une impression de richesse, de feu, mais avec pas grand-chose derrière. Tout ça se ressemble malheureusement un peu trop et manque de finesse. Il faut se réapproprier son goût. Jamais un label ne pourra remplacer ce ressenti ».
La démarche ne coule pas de source, mais en posant des questions, en cautionnant les approches sincères et le respect des produits, en refusant la facilité, chacun peut agir au quotidien et avoir un impact majeur sur la direction que prend notre alimentation. Réapprendre la variété et rééduquer nos palais à la complexité et à la surprise semble aujourd’hui urgent, tant pour notre santé que pour notre environnement et nos terroirs.
Réenchanter ses papilles
Retrouver le plaisir de manger au quotidien, c’est possible. À condition de choisir de bons produits, certes, mais aussi en réapprenant à goûter. Voici nos conseils :
Renoncez d’abord aux plaisirs faciles qui sidèrent vos papilles et masque les goûts sous couvert de les « rehausser ». Quittez par exemple les réflexes qui consistent à sucrer systématiquement votre café ou à saler trop, et surtout avant de goûter vos plats.
Éteignez la télévision et mangez au calme pour ne pas solliciter les autres sens.
Mastiquez longuement et en conscience pour laisser émerger la palette des saveurs et la subtilité des textures en bouche. Comme le montrent les tests de panification et de dégustation d’AgroBio Périgord, une simple farine de maïs peut par exemple, selon les variétés et paramètres (teneurs en amidon, matières grasses, protéines, sucres, type de mouture), produire une infinité d’expériences en bouche.
Enfin, testez ! Quelle différence entre les tomates Noires de Crimée et les Calabash rouges ? Essayez, vous verrez. Soyez donc à l’écoute de vos sensations, affinez vos goûts... À mesure qu’ils réémergent et s’affirment, vous ne voudrez plus revenir en arrière !
La folie du vin naturel
Après le développement du vin bio dans les années 1990, certains vignerons proposent à partir des années 2000 des vins naturels sans soufre. Ce dernier est utilisé traditionnellement pendant la vinification pour retarder et stabiliser la fermentation alcoolique. Son absence a des effets complexes sur la chimie du vin et change considérablement son goût. Cette nouvelle tendance qui consiste à faire du vin simplement composé de jus de raisin fermenté est célébrée dans le récent film « Résistance naturelle », où sont dressés les portraits de vignerons qui revendiquent ces goûts atypiques sous le soleil de Toscane ou des Marches. Ces nouveaux vins génèrent des réactions contrastées chez les connaisseurs. Si certains y trouvent de nouvelles saveurs intéressantes, d’autres dénoncent l’absence de cahier des charges, qui autorise les pratiques les plus variées et les qualités et goûts les plus hétérogènes.
Attention aux exhausteurs de goût !
Plus les saveurs de l’alimentation industrielle s’émoussent, plus elle utilise des exhausteurs de goût. Or ceux-ci comme d’autres additifs alimentaires sont dangereux pour la santé.
Leglutamate monosodique (E621) est neurotoxique et cancérigène.
L’acide glutamique (E620) , utilisé pour remplacer le sel, encourage quant à lui à manger encore plus et peut provoquer perte de sensibilité de la nuque, du dos, des bras, des douleurs cardiovasculaires et des crises d’asthme.
Le guanylate disodique (E627), également stimulant de l’appétit, génère des risques d’hyperactivité, d’asthme, d’allergies, réactions cutanées et d’insomnie.
De façon générale, évitez les E622, E624, E628, E629, E630... La liste est encore longue ! Source : Corinne Gouget.