Le lin tisse un avenir prometteur en Normandie
Première productrice à l'échelle mondiale du lin dit textile, la région normande cherche à capitaliser sur cette culture locale. En effet, la majorité de ces précieuses fibres partent vers l'Asie pour y être filées. Actuellement, des entrepreneurs passionnés travaillent à reconstruire une filière 100 % française : ces nouvelles filatures prennent tout leur sens avec la crise du Covid-19.
Point de vignobles en Normandie, mais de vastes champs de lin, une culture remarquable qui a désormais sa route, à l’instar du vin. Une véloroute du lin pour être précis : cette piste cyclable longe la côte d’Albâtre, à travers champs. Elle s’ajoute aux nombreux lieux – écomusées, fermes pédagogiques, ateliers de confection ouverts au public – qui permettent aussi de découvrir cette plante, non seulement sa culture très typique, mais également l’usage de sa fibre dans l’habillement et de la décoration notamment. En effet, en Normandie, c’est le lin dit textile, et non pas oléagineux qui est cultivé. Des liniculteurs, de plus en plus nombreux ces dernières années, le sèment en alternance avec le blé, la luzerne, la pomme de terre, le colza ou encore la betterave. Cet emblème du patrimoine normand constitue une fierté pour ces agriculteurs : c’est une culture non seulement historique, mais aussi de plus en plus demandée, d’où une forte valeur ajoutée, ses fibres se négociant entre 2 à 3 euros le kilo.
Une matière très écologique
« Lorsqu’il y a cinq ans, j’ai commencé à réfléchir à mon projet de vêtements propres en termes d’environnement, je suis rapidement tombée sur le lin », raconte Anne-Séverine Patris, créatrice de la marque de prêt-à-porter féminin Kipluzet. Cette jeune entrepreneuse qui a à cœur de proposer des vêtements contemporains fait partie du groupe de créateurs In Linen We Trust (Nous croyons dans le lin), tous passionnés par cette fibre locale : « En plus de ses nombreuses qualités, le lin est une matière responsable, qui contribue à maintenir un tissu économique et social en zone rurale, et qui est très économe en eau », argumente Anne-Séverine. C’est, en effet, sa principale force en termes d’écologie, en comparaison avec le coton : alors que ce dernier a besoin d’environ 7 000 litres d’eau par kilo récolté, la fibre normande se contente des précipitations naturelles.
Chaque année en France, à la fin du printemps, ce sont environ 100 000 hectares qui s’habillent de petites fleurs bleues, en Seine-Maritime et dans les départements voisins. « Avec plus de 55 % de la production mondiale, nous sommes non seulement le berceau du lin textile, mais aussi celui de la production d’une fibre de qualité », précise Alexis Ménager, cofondateur de la marque de linge de maison Embrin. « Cette culture n’est pas délocalisable, car bien que le lin brun puisse pousser dans de nombreuses régions, il a besoin de conditions très particulières au moment de sa récolte », argumente Alexis Ménager. En effet, lorsqu’en juillet les agriculteurs l’arrachent et le déposent au sol dans les champs, c’est l’alternance entre le soleil et la pluie, des conditions difficiles à trouver ailleurs en cette saison, qui permet de bien débuter la transformation de la plante en vue de son utilisation textile. Sous l’action de cette météo estivale bien particulière, le lin macère, un processus appelé rouissage : les champignons et les bactéries du sol sont activés par la chaleur et l’eau et dissolvent les molécules (des « pectines ») reliant les fibres à l’écorce et au bois central de la tige.
« Nous retournons plusieurs fois les tiges de lin déposées au sol pour que le rouissage soit homogène », explique Jacques Follet, liniculteur en Seine-Maritime et président de l’association Lin et Chanvre bio. Ce producteur montre la voie d’une filière encore plus écologique, puisqu’il a choisi de cultiver la plante en agriculture biologique, encore très minoritaire dans cette filière. « La difficulté n’est pas de conduire le lin en bio, car même en conventionnel, les traitements sont rares, confie Jacques Follet. Mais il faut pouvoir convertir toute son exploitation, sachant que le lin ne peut revenir que tous les quatre à sept ans sur une même parcelle, en alternance avec le blé, l’orge ou encore la luzerne. » Cependant, une démarche « zéro phyto » est en cours de réflexion pour tous les agriculteurs qui voudraient produire un lin plus écologique sans pour autant passer en culture biologique.
Après le rouissage, qui peut durer entre trois et neuf semaines selon la météo, le lin est récolté et enroulé en bottes qui sont acheminées vers une usine de teillage : la fibre sera alors définitivement séparée de la paille. Si cette grande étape de transformation est réalisée par des industries locales, la suivante a été délocalisée au cours des dernières décennies, car elle nécessite beaucoup de main-d’œuvre : les filasses (fils grossiers) obtenues après teillage sont ainsi pour la plupart envoyées dans des filatures industrielles en Chine, où le coût du travail est bien moindre. La fibre réalise donc un véritable tour du monde avant de revenir en Europe, principal marché des textiles en lin. « Face à la concurrence avec l’Asie et avec les nouvelles fibres synthétiques, nous avons tenu bon jusqu’en 2005, année au cours de laquelle nous avons finalement dû fermer notre usine située en France », se souvient Olivier Guillaume, président de Safilin, entreprise qui filait du lin dans les Hauts-de-France depuis 1778. À noter que quelques filatures ont survécu à nos frontières, notamment en Italie, d’où l’offre en vêtement ou en linge de maison en lin estampillée made in Europe des marques telles que Kipluzet et Embrin.
Réouverture d’usines
Bonne nouvelle ! Safilin projette, d’ici un à deux ans, de rouvrir une usine en France. « Avec l’évolution des modes de consommation vers des produits plus locaux, le retour de filatures dans l’Hexagone semble désormais possible », se réjouit Olivier Guillaume. Preuve en est : une autre entreprise textile a déjà relevé ce défi en réimplantant une filature en Alsace, en décembre 2019. La société Emanuel Lang, située à Hirsingue, dans le Haut-Rhin, a pour cela acheté en Hongrie six machines à filer le lin. D’anciens techniciens à la retraite sont sollicités pour réveiller les savoir-faire liés à cette activité, composée d’une succession de petits gestes très précis.
La filière relancée grâce aux masques
Alors que de grandes marques de vêtements de luxe se sont engagées à passer commande à la société Emanuel Lang, l’épidémie de Covid-19 change temporairement les priorités de production de l’entreprise : « Nous fabriquons depuis quelques semaines des masques en lin pour lesquels nous avons obtenu une homologation », confie Christian Didier, directeur du site Emanuel Lang en pleine crise sanitaire. Car l’épidémie de Covid-19 a de lourdes conséquences à la fois pour cette nouvelle unité de filature comme pour celle encore en projet de l’entreprise Safilin. Toute la filière du lin est en effet actuellement touchée comme le confie Alexis Ménager : « L’activité au niveau mondial a été ralentie, qu’il s’agisse de la filature, du tissage et de la confection ». Sa marque Embrin a même décidé d’interrompre son e-commerce pour ne pas exposer les postiers aux risques liés à l’épidémie du coronavirus. Mais en même temps, les changements des modes de consommation pourraient être encore plus marqués et rapides suite à la crise : « Je suis optimiste et je pense que les Français vont vouloir davantage de produits locaux et plébisciter de plus en plus fibres naturelles », espère Alexis Ménager. En attendant, les masques en lin de la société Emanuel Lang seront les bienvenus en cette période estivale, étant donné les propriétés régulatrices de chaleur de ce textile naturel.
L’autre grain du lin
Il ne faut pas confondre le lin dit textile ou fibre avec le lin oléagineux ou graine : il s’agit de la même espèce (Linum usitatissimum), mais le premier pousse plus haut, d’où une fibre plus longue. On appelle aussi le premier lin brun et le second lin doré, en référence à la couleur de leur graine. Le lin oléagineux se plaît dans de nombreuses régions de France… Ce n’est pas le cas de son « grand » frère ! Le lin textile ne donne le meilleur de lui-même que sous le climat où l’été est doux et humide – notamment pour le rouissage au champ, qui permet de faciliter la séparation des fibres de lin – alors que le lin oléagineux peut être cultivé partout. Si la France est le leader mondial pour la fibre de lin, elle produit peu d’huile de lin, les principaux pays producteurs étant le Canada et la Chine. Le lin oléagineux est très peu cultivé en Normandie avec quelque 200 hectares.
Les deux atouts santé du tissu en lin
- Bon pour le sommeil, le lin est un excellent régulateur de la température corporelle, car sa fibre est creuse, ce qui explique son effet respirant l’été et isolant l’hiver. Il est aussi capable d’absorber et d’évaporer l’eau – et donc la transpiration – rapidement. Cela en fait non seulement un tissu agréable à porter, mais aussi idéal pour le linge de lit favorisant ainsi le sommeil en toute saison.
- Bon pour la peau, le lin est antiallergique et antibactérien, la texture ses fibres empêchant les acariens et les bactéries de s’y fixer. Il constitue un bon choix pour les peaux sensibles, conseillé aux personnes souffrant d’allergies ou d’eczéma.
Du champ à la chambre
C’est une belle histoire que Camille et Alexis Ménager racontent au travers de leur marque Embrin qui propose des articles en lin pour la maison, le linge de lit, l’art de la table, les rideaux et les serviettes de bain. Le couple a, en effet, repris la ferme familiale qui cultive la plante depuis quatre générations en Normandie ! Ils maîtrisent la production du champ au tissu : « Comme les autres liniculteurs, nous livrons notre récolte à une coopérative de teillage, située à quelques kilomètres. Les autres agriculteurs s’arrêtent à cette étape qui les rémunère en fonction de la qualité de leur fibre, nous, nous allons plus loin. » Camille et Alexis envoient ensuite leur filasse à la prestigieuse filature italienne Linificio : « Cette usine travaille « au mouillé », c’est-à-dire que la mèche de lin est trempée dans l’eau tiède pour la rendre plus souple et obtenir des fils à la fois très fins et résistants, vraiment haut de gamme ». De retour à la ferme, le couple dessine les collections, tandis que le tissage et la confection sont réalisés en France et dans quelques pays voisins. « Un seul hectare permet de réaliser 200 parures de lit », estime Alexis.