Marées vertes en Bretagne, un fléau sans fin ?
© André Ollivro
Face au problème des algues vertes qui s'échouent en masse sur les côtes nord de la Bretagne, les pouvoirs publics ont mis au point un troisième plan anti-algues. Mais celui-ci consiste surtout à systématiser le ramassage des algues plutôt qu'à intervenir aux sources du phénomène, comme le demandent les associations locales.
Dans les baies de Lannion, Saint‑Brieuc ou encore la Fresnaye, les tractopelles s’affairent, l’heure est déjà au ramassage. Les algues vertes appelées laitues de mer, Ulva armoricana, s’amassent et s’entassent en nombre chaque jour dans l’eau de mer et sur le sable, ternissant l’image de carte postale de la région touristique. Sylvain Ballu, chargé de surveillance des proliférations des algues au sein du Centre d’études et de valorisation des algues (Ceva), nous livre ses estimations suite à son dernier survol du littoral en avion, mi-avril. « Des quantités d’algues importantes sont essentiellement dans les baies de Saint‑Brieuc et de la Fresnaye [250 hectares d’algues environ concentrés sur ces deux baies, ndlr]. Logiquement, elles devraient se développer massivement avant l’été. Il faut s’attendre à ce que ce soit problématique et difficile à ramasser ! », prévient le spécialiste. Cette situation, les riverains et les associations bretonnes la connaissent bien, car les marées vertes à l’odeur putride ne datent pas d’hier. Le phénomène a été observé pour la première fois en 1971, à Saint‑Michel‑en‑Grève, près de Lannion.
Les causes des algues vertes
Depuis, bien que le lien entre le développement de l’agriculture industrielle et la présence de ces marées invasives ait été confirmé, et malgré plusieurs décès humains et animaux recensés sur le littoral depuis 1989, le phénomène n’a pas faibli. Si bien que ces dernières années, plusieurs plages ont été condamnées. En cause, la présence d’excédents d’azote issus des engrais de synthèse agricoles et l’épandage des lisiers animaux, qui se retrouvent sous forme de nitrates dans les rivières, puis dans la mer. « Même s’il a baissé, ce taux de nitrates se situe encore à 25-30 mg par litre d’eau, alors que le seuil de déclenchement des marées vertes est fixé à 5-10 mg/l », explique Yves-Marie Le Lay, président de l’association Sauvegarde du Trégor.
Un cycle de l’azote déséquilibré
L’azote est un élément chimique naturel essentiel au fonctionnement des êtres vivants. Il s’inscrit dans un cycle biogéochimique d’échanges sur la planète. Par exemple, en Bretagne, une vache broute de l’herbe constituée d’azote, puis restitue le gaz à travers ses déjections qui seront ensuite répandues sur les terres pour les fertiliser et les aider ainsi à reproduire de l’herbe. « Ce cycle vertueux est équilibré, sauf lorsqu’on apporte de l’azote en excès, par le biais d’engrais chimiques et de déjections animales, explique Yves-Marie Le Lay, président de l’association Sauvegarde du Trégor. C’est ce qui arrive en Bretagne. Les plantes ne peuvent plus absorber le surplus d’azote dispersé sur les terres. Le gaz perce le sol, se retrouve dans les rivières qui se jettent dans la mer, et nourrit les algues ». En 2005, l’association a proposé des expériences de nouvelles cultures moins gourmandes en azote que le maïs, telles que la luzerne, le lin et le chanvre aux responsables du monde agricole et politique. « La proposition a laissé un silence complet dans la salle », relate le militant écologiste.
Des plans algues insuffisants
Le premier plan de lutte contre les algues vertes (PLAV) date de 2010 et visait à atteindre un taux de nitrates (5 à 10 mg/l) dans l’eau des rivières permettant, selon les scientifiques, d’espérer voir la fin du fléau des marées vertes. L’État a en effet été sommé d’agir après la mort d’un cheval et la survie miraculeuse de son cavalier, faisant prendre conscience aux pouvoirs publics du danger sanitaire, et après une décision de justice de 2009 où la cour d’appel administrative de Nantes jugeait l’État responsable de la prolifération des algues. Pourtant, malgré les millions investis, les actions menées ont produit peu de résultats tangibles. Dans un rapport de 300 pages rendu l’été dernier, la Cour des comptes a même pointé les lacunes de ces plans algues. Par la suite, c’est au tour du Sénat d’enfoncer le clou avec un rapport dénonçant l’insuffisance des actions menées depuis vingt ans. Les associations locales, elles, déplorent le refus systématique de revoir le modèle agricole productiviste, aussi bien du côté de l’élevage hors sol que des cultures de maïs. « Les premiers PLAV n’ont pas fonctionné à cause du manque de réglementation et de contrôle sur les pratiques agricoles, et de l’absence d’aides financières pour convertir les exploitations en agriculture biologique, stopper l’agrandissement des structures et former les agriculteurs à des méthodes plus vertueuses », rappelle André Ollivro, président de l’association Halte aux marées vertes. « Le lobby agroalimentaire breton freine les moindres évolutions qui pourraient toucher au modèle de production agricole intensif », poursuit Arnaud Clugery, de l’association Eau et Rivières de Bretagne. Dans sa bande dessinée Algues vertes, l’histoire interdite aux éditions delcourt, prochainement adaptée au cinéma, la journaliste et auteure Inès Léraud raconte notamment comment les plans algues vertes font une large place aux professionnels de l’agriculture, au détriment des scientifiques et défenseurs de l’environnement. Les associations locales espéraient que les rapports de la Cour des comptes et du Sénat fassent l’effet d’un électrochoc pour réformer l’agriculture bretonne. Elles jugent peu ambitieux les objectifs du troisième plan algues, qui prendra effet en septembre.
« Valoriser » les algues, une fausse solution ?
L’état et certaines entreprises ont mis au point avec plus ou moins de succès des techniques pour valoriser les algues vertes, car celles-ci présentent certains intérêts. Des « solutions » pourtant décriées par les associations : « Il n’y a pas de solution à la disparition des algues vertes, sinon qu’elles ne naissent plus ! », clame ainsi le militant André Ollivro.
- Le compostage : les algues fraîches sont ramassées et mélangées à des engrais verts afin de servir d’épandage sur les terres agricoles. En 2019, le centre de traitement de Launay-Lantic (Côtes-d’Armor) a dû fermer en urgence, suite à des arrivées massives d’algues dégageant des jus nauséabonds et toxiques.
- La méthanisation : elle consiste à produire du biogaz – et éventuellement de l’électricité – à partir des algues. Mais ce procédé ne permet pas pour autant de se débarrasser de l’azote en excès.
- L’alimentation animale : les ingénieurs de la société Olmix de Bréhan (Morbihan) ont confectionné un micromatériau à base d’argile, d’oligoéléments et de sucres (des polysaccharides) extraits des algues vertes, servant à nourrir des animaux d’élevage.
Revoir le modèle agricole
Des commissions et groupes de travail planchent actuellement sur le sujet, mais on sait déjà que des contrats d’engagement de trois ans vont être proposés aux producteurs et coopératives agricoles pour les inciter à travailler sur leurs émissions d’azote. Parmi les engagements demandés, la mise en place de talus en bordure des cours d’eau, la réduction des surpâturages ou encore l’évitement des cultures de maïs répétées sur le même champ. Un accompagnement financier pourra être proposé, et une réglementation plus stricte imposée si ces mesures ne sont pas respectées par les exploitants. Yves-Marie Le Lay nous explique que ce plan a toutes les chances de ne pas fonctionner : « On continue sur une trajectoire consistant à limiter les fuites d’azote dans les cours d’eau, j’appelle cela un “plan couche-culotte” ! ». Arnaud Clugery d’Eau et Rivières renchérit : « À un moment, il va falloir faire autre chose que des mesures cosmétiques de correction si l’on veut retrouver une eau en bon état ! » Plutôt que de revoir les pratiques agricoles, les pouvoirs publics s’investissent massivement dans le ramassage des algues afin d’éviter tout problème d’intoxication cet été. Si bien que ce dernier se passe désormais directement en mer. À Saint-Brieuc, un appel d’offres a d’ailleurs été lancé par l’état en mars dernier, afin de trouver un procédé innovant et expérimental de collecte. « Cela soulage dans l’immédiat, mais la seule vraie réponse aux marées vertes, c’est d’enlever les nutriments responsables [les nitrates, ndlr], sinon c’est une lutte sans fin », juge Sylvain Ballu.
Le danger des algues vertes ? Le sulfure d’hydrogène, un gaz qui tue
Grâce aux ramasseuses et tamiseuses, on peut, a priori, se promener en toute sécurité sur les plages ouvertes au public. Seulement, certaines zones rocailleuses et quelques estuaires restent inaccessibles aux outils de ramassage. « Des panneaux préventifs sont installés à l’entrée des plages sujettes aux marées vertes, mais ces dernières sont accessibles aussi depuis le chemin du littoral. On n’est pas assez prévenu du danger encouru, alors qu’il s’agit d’un problème de santé publique ! Tout ça pour ne pas faire de mal au tourisme », s’offusque André Ollivro. Car en pourrissant et en se putréfiant sur le sable, les ulves dégagent du sulfure d’hydrogène (H2S), un gaz qui tue. « On en a malheureusement fait l’expérience aussi bien chez l’animal que chez l’homme, à forte dose [environ 1 000 ppm, ndlr], le H2S peut s’avérer mortel en quelques minutes. Il pénètre les voies respiratoires, envahit les alvéoles pulmonaires et l’on finit par étouffer », explique Claude Lesné, ancien enseignant-chercheur au CNRS, qui a confirmé la responsabilité du H2S dans l’intoxication d’un ramasseur d’algues en 2009.
On sait également de ce gaz qu’il est plus lourd que l’air. « Cela explique que le danger est plus important chez l’enfant ou l’animal de petite taille », poursuit Pierre Philippe, médecin urgentiste à l’hôpital de Lannion et lanceur d’alerte, qui avait pris en charge le cavalier retrouvé dans le coma en 2009. D’autre part, le médecin, aujourd’hui retraité, pointe d’autres types de symptômes que le H2S pourrait provoquer : « Des personnes, au contact de flaques où flottaient des algues, ont déclaré des allergies ou des irritations ». L’ancien médecin se montre toutefois plus rassurant sur les baignades : « Dans l’eau, le contact avec les algues vertes est moins risqué pour la santé car ces dernières ne sèchent pas, elles n’ont donc pas eu le temps de fermenter ». Reste qu’Inès Léraud s’interroge sur les décès que l’on attribue aux marées ou aux courants du littoral. La journaliste avance l’hypothèse que les personnes décédées pourraient s’être évanouies à cause du gaz toxique, avant d’être emportées. Difficile d’obtenir une réponse à cette question. D’autant que les pouvoirs publics, obnubilés par le court terme, ne semblent pas vouloir vraiment prendre en main un problème qui a pourtant de graves répercussions sur la santé humaine, animale et environnementale.
À savoir avant vos balades…
Le Dr Pierre Philippe livre les signaux visuels et physiques qui peuvent vous alerter sur la potentielle présence d’H2S dans les zones (estuaires, mares, criques) où le ramassage des algues est impossible.
- Une odeur pestilentielle d’œuf pourri (sachant qu’à partir d’une concentration de 200-250 ppm, l’H2S anesthésie le nerf olfactif et l’on perd l’odorat.
- Une sensation de nausée, de perte d’élocution, de maux de tête, de vertiges ou encore des difficultés respiratoires.
- Lorsqu’elles sèchent, les algues peuvent se confondre dans le sable, sous une pellicule grise. Si vous marchez sur une sorte de magma à l’allure de bouillie d’épinard, il peut s’agir d’amas d’algues sous lesquels l’H2S est concentré.
- Lorsque les algues se putréfient, elles deviennent noirâtres, ce qui indique la présence du gaz toxique.
À lire
- Algues vertes, un scandale d’État, d’Yves-Marie Le Lay, éd. Libre & Solidaire, 2020.
- Algues vertes, l’histoire interdite, une bande dessinée d’Inès Léraud et Pierre Van Hove, éd. Delcourt, 2019.
- Les Marées vertes, 40 clefs pour comprendre, d’Alain Ménesguen, éd. Quae, 2018.