Jardin médicinal
À Grenoble, une fac au jardin ouverte sur le monde
Et si on sortait des salles de cours pour apprendre in situ l'ethnobotanique et les usages thérapeutiques des plantes ? Au cœur de la faculté de pharmacie de Grenoble, l'espace botanique permet de former les étudiants, y compris les professionnels en formation continue, aux flores médicinales. La création récente d'un jardin kampo, incarnant la médecine traditionnelle japonaise, est aussi l'occasion de s'ouvrir à d'autres approches du soin.
Un jardin médicinal planté au beau milieu des facultés de médecine et de pharmacie, voilà déjà un panorama peu académique. Et lorsqu'en plus, ce jardin est baptisé Dominique Villars, médecin botaniste du XVIIIe siècle, on comprend qu'il règne à l'Université Grenoble Alpes un état d'esprit particulier. Au lieu de séparer les champs de la médecine, de la pharmacie et des thérapeutiques naturelles, on prône ici une approche plus intégrative où les étudiants apprennent les principes actifs des molécules chimiques comme les propriétés des plantes. « Transmettre aux étudiants les connaissances sur les plantes à usage thérapeutique est l'objectif initial du jardin Dominique Villars », assume Michel Sève, doyen de la faculté de pharmacie, précisant que ce savoir est aussi dispensé et adapté au grand public, y compris aux soignants et patients de l'hôpital voisin.
Outil pédagogique à ciel ouvert, ce jardin de 7 500 m2 abrite plus de 500 variétés botaniques, principalement médicinales. Il a d'abord accueilli des plantes de la pharmacopée française, dont celles du Dauphiné comme le génépi, l'armoise, l'achillée-millefeuille, l'absinthe, avant d'élargir récemment la collection en créant une section japonaise. Manon Paul-Traversaz, attachée d'enseignement et de recherche de la faculté de pharmacie, qui écrit une thèse sur les remèdes de cicatrisation cutanés utilisés dans le kampo, la médecine traditionnelle japonaise, en est l'instigatrice. Grâce à un partenariat avec l'université de Yokohama, elle a pu planter une centaine de variétés médicinales telles que la rhubarbe palmée, la réglisse de l'Oural ou les pivoines : « On a voulu mettre en lumière les plantes du kampo en réalisant un jardin à la fois médicinal, attractif et paysager avec lanterne, jardin sec et pièces d'eau, typiques de l'esthétique japonaise. »
Phytothérapie et ethnobotanique grandeur nature
Ce cadre naturel offre un lieu privilégié pour des cours de phytothérapie et d'ethnobotanique grandeur nature. C'est le docteur en pharmacie Serge Krivobok, directeur du jardin, qui a eu l'idée très rousseauiste de sortir les étudiants des salles de cours. Un apprentissage « plus vivant et sensoriel », s'enthousiasme Manon Paul-Traversaz, qui y voit des avantages : « Les étudiants mémorisent mieux les concepts de la phytothérapie et de la botanique, notamment celui de totum et le fait que des centaines de principes actifs sont présents dans la plante alors qu'un médicament de synthèse ne possède généralement qu'une molécule active ».
Son objectif est aussi d'ouvrir le champ thérapeutique en déconstruisant l'idée très européenne « un problème égale un remède ». Cette experte en plantes médicinales et en médecine kampo les amène à adopter une lecture plus globale de l'état du patient en s'appuyant sur des cas concrets : « Face à des problèmes de migraines, la médecine traditionnelle japonaise propose douze synergies de plantes différentes, en combinant par exemple de la pivoine de Chine et de l'angélique japonaise, selon la nature des troubles associés (vasculaires, hormonaux…), alors que l'arsenal thérapeutique européen repose sur des anti-inflammatoires et antidouleurs ». Elle aime aussi montrer que les savoirs traditionnels européens et asiatiques peuvent se rejoindre, comme avec la scrofulaire (lire l'encadré ci-dessous).
Une pharmacopée pas assez étudiée
Pour le doyen de la faculté de pharmacie, il est utile de rappeler en cursus universitaire que « la pharmacie a de tout temps enrichi sa pharmacopée par des moyens divers, initialement à partir de croyances populaires », avant de développer des médicaments basés sur la chimie puis les biotechnologies. Si ces techniques ont permis des avancées « très importantes », elles ont, dit-il, « entraîné une baisse de l'étude des molécules issues des plantes alors que l'ensemble de leurs usages traditionnels n'a pas été étudié ». S'inquiétant de la disparition de tels savoirs, particulièrement en Europe, Michel Sève souligne l'urgence de « documenter de manière scientifique ces pratiques afin de distinguer les vrais effets pharmacologiques des effets placebo ou basés sur des croyances ».
S'inspirer d'autres manières de concevoir le soin, apporter des clés de compréhension, oui mais « pour trouver sa propre approche adaptée au patient », insiste Manon Paul-Traversaz. Elle-même a constaté pendant ses années de travail en officine la complexité d'appliquer à ses patients des protocoles de médecine venus d'ailleurs. L'enseignante met en garde ses étudiants et les professionnels de santé du diplôme universitaire (DU) de phyto et aromathérapie clinique contre le piège des recettes prêtes à l'emploi : « Je ne leur donne jamais de formules kampo, ayurvédique ou de médecine chinoise car c'est inadapté de déconnecter le remède de son contexte culturel et anthropologique. »
Si, au Japon, la médecine traditionnelle est totalement intégrée dans le parcours de soins officiel (lire l'interview ci-dessous), en France, « nous n'avons pas la même façon de poser un diagnostic, ni la main sur la provenance des ressources végétales nécessaires à ces remèdes, ni assez d'expertise pharmaceutique pour sécuriser leur production. » Par exemple, l'éphédra et l'aconit, ici considérés comme toxiques, figurent dans la pharmacopée kampo. Former aux risques de mésusage et d'interactions négatives avec des médicaments est essentiel pour Manon Paul-Traversaz : « Les praticiens de santé acquièrent ainsi une vraie assise pour accueillir et guider la demande croissante des patients en médecine naturelle. »
3 questions à Kenji Watanabe // Le kampo : l'herboristerie traditionnelle nipponne
Le professeur Kenji Watanabe a commencé par une carrière de chercheur et de médecin en immunologie, avant de consacrer sa pratique à la médecine traditionnelle japonaise, appelée kampo. Cet éminent spécialiste, à la tête de la clinique Otsuka Kampo à Tokyo, nous explique comment cette thérapeutique naturelle fait aujourd'hui partie intégrante du système de soins nippon.
P&S : Quand la médecine kampo a-t-elle été intégrée au parcours de soins officiel japonais ?
K. W. Depuis 1967, le Japon a enregistré 200 plantes médicinales dans son programme national d'assurance maladie. Les médecins, cliniques et hôpitaux peuvent les combiner pour réaliser des décoctions selon les besoins du patient, ou recourir aux 147 formules traditionnelles kampo et à la recette de pommade inscrites officiellement. L'assurance maladie prend en charge 70 % du coût de ces produits.
P&S : Comment le kampo est-il pratiqué par les professionnels de santé ?
K. W. Environ 90 % des médecins prescrivent des extraits de plantes kampo, mais la plupart n'ont pas eu de formation approfondie à cette médecine. Ils utilisent les formules en se basant sur des critères de pathologies de la médecine occidentale, contrairement à la philosophie kampo, qui considère le patient et non la maladie. Nous sommes peu d'experts à préserver le kampo traditionnel en pratiquant un diagnostic basé sur un examen de la langue, du pouls et de l'abdomen.
P&S : Cette forte utilisation de la pharmacopée kampo pose-t-elle des problèmes ?
K. W. Oui, parce que les herbes et extraits médicinaux du kampo sont importés à 80 % de Chine, ainsi que de Corée et du Vietnam. Des matières végétales achetées à très bas prix. Nous produisons à peine 10 % des plantes de notre pharmacopée au Japon, car les agriculteurs estiment que ce n'est pas assez rentable. Or, la matière première commence à manquer, vu l'essor de la médecine kampo en Asie, en Europe et aux États-Unis. Sans plantes médicinales, le kampo ne sera plus viable.
Maîtriser les usages des plantes
Une approche plus scientifique qui trouve chez eux davantage d'écho. Par le passé, nombre d'étudiants des filières médecine ou pharmacie considéraient avec désinvolture l'enseignement des drogues végétales. À présent, ils comprennent que les plantes constituent des alternatives crédibles à l'allopathie. Et leur intérêt grandit surtout après la fin des études, constate Michel Sève : « La pratique officinale et les échanges avec les patients font prendre conscience aux jeunes pharmaciens de l'importance de maîtriser les usages des plantes et les recommandations adaptées. » C'est ce qui explique le succès de la formation continue en phytothérapie et aromathérapie de l'Université Grenoble Alpes.
Ouvert aux médecins, pharmaciens, sages-femmes ou dentistes, ce DU accueille plus de cent participants chaque année. Un engouement qui donne des idées à Manon Paul-Traversaz. L'enseignante-chercheuse souhaite lancer avec Aline Mercan, médecin experte en ethnobotanique, une formation universitaire sur la préservation des ressources médicinales en Méditerranée. En attendant des subventions, le projet avance avec la création, dans le jardin Dominique Villars, d'un labyrinthe de plantes méditerranéennes et du monde arabe : roses de Damas, arganiers, origan… Toutes pillées pour leurs vertus thérapeutiques. Des ambassadrices de choix pour apprendre aux praticiens à allier médecine naturelle et écoresponsabilité.
La scrofulaire, une alliée cutanée cosmopolite
En ethnobotanique, on constate souvent combien les usages médicinaux convergent au-delà des frontières et des cultures. La scrofulaire, par exemple, est connue pour soigner de manière traditionnelle les mêmes maux en Europe, au Canada et en Asie. On connaît, dans nos contrées et au Québec, la variété scrofulaire noueuse, Scrophularia nodosa, réputée pour guérir les scrofules (abcès tuberculeux). On employait jadis son suc en cataplasme pour traiter les infections cutanées.
Si cette coutume s'est perdue en France, sa cousine asiatique la scrofulaire de Ningpo, Scrophularia ningpoensis (photo), entre toujours dans la composition d'onguents. On utilise sa racine depuis 2 000 ans et aujourd'hui encore contre les brûlures, ulcères et autres affections dermatologiques pour cicatriser la peau, comme le décrit Manon Paul-Traversaz dans ses recherches sur les remèdes cutanés en médecine traditionnelle japonaise.