Haute-Provence Senteurs, terroir et marketing
Du printemps à l’automne, collines et plateaux de Haute-Provence embaument. Thym, farigoule, sarriette, lavande, sauge, immortelle... Sous la chaleur du Midi, les parfums chatouillent les narines et font connaître ce territoire jusqu’au bout du monde. Argument touristique, certes, ce patrimoine végétal imprègne aussi de nombreuses entreprises qui en font un outil de marketing. La complicité avec le terroir, une clé de développement ?
Des visites en anglais, en espagnol mais aussi en chinois tout les jours, à Manosque (Alpes-de-Haute-Provence), l’entreprise L’Occitane accueille des touristes, des scolaires ou des curieux venus découvrir comment les odeurs de Provence parfument toute une gamme de produits pour la maison et la beauté. Après une promenade dans le jardin aromatique, ils peuvent visiter un musée consacré au savoir- faire de l’entreprise et à ses plantes emblématiques, tandis que des vidéos illustrent le travail des producteurs. Les liens entre l’entreprise et sa région d’origine sont ainsi scénarisés.
Cette omniprésence de la Haute-Provence est une des clés du succès de L’Occitane, dont le chiffre d’affaires de 1,2 milliard d’euros est réalisé à 80 % à l’international. Au dicton de Jacques Ellul « penser global et agir local », le créateur de l’entreprise Olivier Baussan a ajouté l’adjectif provençal… Et végétal ! Car celui qui a décidé de lancer son entreprise après avoir assisté à une distillation de romarin revendique cette imprégnation aromatique qui forme les poignes des paysans, les paysages provençaux et donne matière à des idées marketing proteuses (Olivier Baussan est aussi le créateur de la chaine de magasins Oliviers & Co).
Le succès de l’entreprise a essaimé. Tout un tissu de PME, environ 150, se développe dans cet esprit, offrant des débouchés à la culture des plantes du cru qui rent jadis la renommée du territoire. « À la fin du XIXe siècle, les droguistes marseillais venaient s’approvisionner dans la région de la montagne de Lure. Les plantes médicinales avaient très bonne réputation », raconte Olivier Bagarri, directeur de l’Université européenne des senteurs et des saveurs. La créatrice de l’entreprise Lothantique, Domy Vogade, se souvient à son tour : « Ma grand-mère, alors que la vallée était couverte de lavande, avait créé dans les années vingt la première gamme de produits odeur lavande, des savons, une crème, une eau parfumée. À l’époque, on était connus jusqu’à Perpignan ! » Relancée en 1987, l’entreprise propose 520 références avec l’empreinte des plaisirs parfumés de Provence, vendus à 50 % à l’export. Sa dernière gamme porte la signature de Marcel Pagnol ; un clin d’œil qui rappelle que Lothantique, c’est cette plante qui, selon Jean de Florette, ne pousse que dans les livres !
Production insuffisante mais valorisée
Lancée il y a vingt ans, Florame entend aussi valoriser ce pays. L’entreprise vient d’investir dans un cadre typique et magni que à Mane, près de Forcalquier, pour en faire un institut des huiles essentielles. Le terroir inspire. Le fabricant de bougies naturelles Collines de Provence choisit pour ses créations des noms évocateurs comme « Ambiance bastide » ou « Fontaine de Provence » qui s’exporte facilement. L’image de la Haute-Provence et sa douceur de vivre ouvrent bien des portes à l’étranger, et toutes ces entreprises, sur fond de champ de lavande
et d’oliviers, y réalisent d’emblée un chiffre d’affaires signicatif. Un décor qui, en outre, donne une image haut de gamme: Lothentique côtoie en Chine les marques emblématiques du luxe français comme Hermès ou Dior ; L’Occitane est désormais présente dans tous les magasins duty-free des aéroports. La carte postale associée aux odeurs de la garrigue séduit en particulier les pays asiatiques. Elle fait fantasmer les jeunes Chinoises au point de se payer des voyages de noces express pour une prise de vue à la descente du bus au milieu du bleu lavande du plateau de Valensole ; elle change les habitudes des Japonaises, qui ont adopté le bain moussant, très éloigné de leurs habitudes de toilette.
Gage de leurs racines provençales, ces entreprises s’emploient de plus en plus à développer des liens avec les fournisseurs locaux. La toute jeune marque Terra Continens se procure ses actifs végétaux chez un spécialiste local des matières premières végétales, l’entreprise Ies Labo, à Oraison. Mais force est de constater que ce n’est pas toujours possible. En effet, la culture des plantes aromatiques et médicinales (PAM) croît moins vite dans ces paysages escarpés que celle des produits manufacturés. Certes, les surfaces consacrées aux PAM ont progressé de 35 % en cinq ans. Mais au total, on ne dépasse pas les 1 500 hectares. Certes, la lavande et le lavandin de Haute-Provence représentent la moitié des surfaces françaises. Mais le département produit six tonnes d’huiles essentielles de lavande, quand L’Occitane en utilise la même quantité à elle seule.
Cette forte demande des industriels permet toutefois une meilleure valorisation de la matière première. « Les prix sont orientés à la hausse, ce qui est plutôt rassurant. De plus, le virage qualitatif nous incite à être plus conants pour la lière», note Denis Cartier-Millon, de FranceAgrimer. La prime à la qualité « Provence » soutient ainsi les prix: malgré la concurrence de la Bulgarie, ceux de l’huile essentielle de lavande ont pu se maintenir. Et de nouvelles cultures comme la mélisse ou l’hélichryse commencent. « Cette immortelle a les caractéristiques à la fois de celle venant de Corse et de celle des Balkans », précise Laurent Le Faucheur, de l’institut Florame.
Concilier développement et protection
Reste que les plantes aromatiques et médicinales demandent beaucoup de technicité, de main-d’œuvre et d’investissements. Les budgets émanant de la chambre d’agriculture sont bien en deçà des besoins de formations ou de supports techniques imposés par la nouvelle réglementation européenne Reach. En outre, l’exigence pour la première transformation augmente : les plantes doivent être parfaitement séchées, une distillation optimale s’accommode mal de mauvaises herbes. «Il ne faut pas non plus oublier que l’on parle de plantes qui, à l’origine, étaient sauvages, et qu’il faut aujourd’hui domestiquer », rappelle Jean-Louis Pierrisnard, directeur scientifique de L’Occitane.
Conscientes que leur développement est intimement lié à la protection de ce territoire, les entreprises de la lière aromatiques se démènent pour que ce qui incarne l’âme de la Provence soit aussi valorisé et protégé localement. Ainsi, dix-neuf d’entre elles se sont regroupées de façon informelle pour créer la Route des saveurs et des senteurs. Au-delà du jeu touristique, avec magasins et visite d’usine, l’objectif est bel et bien de faire connaître un savoir-faire issu du terroir de la Haute-Provence. Une autre initiative participe aux recherches sur la maladie qui menace la lavande. Par ailleurs, l’université européenne des senteurs et des saveurs développe plusieurs projets reflétant la spécificité du territoire, tandis que L’Occitane investit pour que l’amandier retrouve sa place dans les paysages. « La Provence, ce n’est pas seulement une image qui fait vendre. C’est 4/5 de la flore française ; la quasi-totalité des plantes aromatiques. Ce pays, on en a besoin, c’est nos racines, notre identité », souligne Jean-Louis Pierrisnard. Ici, ils sont nombreux à être convaincus que l’on peut concilier culture rurale et technologie, développement économique et préservation du terroir. Un terroir qui, on l’espère, pourra continuer de s’inventer sans perdre son authenticité.
Au chevet de la lavande
« Bonne baïassière vaut mieux que champ de blé », afirme le dicton. Aujourd’hui, les endroits où la lavande pousse spontanément sont plus rares, et la culture de la fleur mis au point au début du XXe siècle devient plus difficile : le dépérissement touche de nombreux plants, y compris sur son biotope de prédilection, à plus de 800 mètres d’altitude dans le pays de Sault, et sans que l’on se l’explique clairement. Plusieurs agronomes ont été mobilisés pour trouver des solutions ; la réponse semble résider dans de nouveaux plants plus résistants.
Tourisme et pédagogie
C’est un beau site, en face du musée ethnobotanique et des jardins du Salagon, à Mane, qu’a choisi la marque Florame pour ouvrir un institut des huiles essentielles, en 2014. Vitrine pour la marque, laboratoire de recherche pour les futurs cosmétiques, le lieu vise aussi à faire de la pédagogie sur les matières premières de cette entreprise expert en huiles essentielles et produits cosmétiques bio. Un jardin botanique et des ateliers d’aromathérapie grand public dévoilent les propriétés et les façons d’utiliser les plantes. Par ailleurs, un alambic permet aussi aux producteurs locaux de venir distiller de petites récoltes. Ancrage local et ouverture aux visiteurs se conjuguent ainsi avec simplicité.
La distillation, une tradition locale réputée
Le savoir-faire du département des Alpes-de-Haute-Provence se situe dans l’élaboration des matières premières végétales de qualité. La tradition est ancienne puisqu’au début du siècle dernier, les parfumeurs de Grasse venaient ici rechercher certaines essencesnes. Selon FranceAgrimer, on compte une soixantaine de distilleries dans le département,ce qui représente 40 % des distilleries françaises. Ce sont en général de petites unités mises en fonctionnement par les producteurs de plantes aromatiques eux-mêmes. Ces équipements ne servent que quelques semaines par an. Pour amortir l’immobilisation de leur équipement, certains se mettent à la distillation de plusieurs plantes, ce qui leur permet d’amortir les coûts de production.
À la gloire du terroir
Dans l’écrin d’un ancien couvent du XIIIe siècle, l’Université européenne des saveurs et des senteurs (UESS) est au carrefour des différentes dimensions de la lière. Côté professionnel, elle forme à un diplôme d’analyse sensorielle avec l’université Aix-Marseille, mais aussi aux conditions de production et de transformation des plantes aromatiques et médicinales. Le lieu est également ouvert au grand public qui peut suivre de nombreux ateliers sur les parfums, l’aromathérapie, les savoir-faire locaux... Enfin, l’université planche sur un projet de musée des herboristes. « Il s’agit de valoriser la longue tradition un peu oubliée des remèdes à base de plantes de la montagne de Lure », explique son directeur Olivier Bagarri.
www.uess.fr
La tradition inspire les chercheurs
Pour développer ses produits, L’Occitane s’inspire toujours des us et coutumes locaux. « Pour la gamme Cade, on est partis de ce que disent les bergers qui se servent de Juniperus oxycedrus pour éloigner les parasites des brebis, et que nous prouvons ensuite », explique Jean-Louis Pierrisnard. L’entreprise dispose de onze labos d’études, dont un consacré à l’extraction des extraits. « On fait des recherches sur ses racines, ses feuilles, ses fleurs, jusqu’aux drêches. Ces pailles, résidus de la distillation, sont en train d’être étudiées pour l’immortelle ; nous avons aussi travaillé avec l’institut européen du sommeil pour montrer que le sommeil peut être amélioré par trois gestes parfumés à la lavande. »