Cueillette et cuisine de la fascinante absinthe
S'il est une plante qui ne laisse pas indifférent, c'est bien l'absinthe. Son extraordinaire parfum, son amertume intense et ses propriétés confinant au toxique suscitent des émotions fortes et contradictoires… parfois savamment montées en épingle !
À 20 ans, j’entrepris d’explorer les massifs calcaires des Alpes-de-Haute-Provence, où je devais tomber amoureux de la lavande sauvage, parure délicieuse des pentes ensoleillées. Parmi les dizaines d’autres merveilles végétales, je rencontrai çà et là de jolies touffes d’une curieuse plante aux feuilles argentées qui dégageait un puissant et mystérieux arôme. J’y décelai de la verdeur, du camphre, tout un pétillement d’odeurs inconnues. Si la saveur de cet intéressant individu était à l’avenant de son parfum, ce devait être aussi un chef-d’œuvre gustatif ! Hélas, le fragment que je portai à ma bouche agressa mes papilles d’une amertume insoutenable qui laissait à peine percevoir l’extraordinaire fragrance qui m’avait tant plu.
En discutant avec le vieux berger qui était mon seul interlocuteur dans ces vastes étendues désolées, j’appris qu’il s’agissait de l’absinthe, un végétal qui avait suffisamment fait parler de lui pour que son nom résonne à mes oreilles. Il ajouta, avec un clin d’œil malicieux que, lorsque les paysans distillaient la lavande destinée aux parfumeries de Grasse, ils avaient pour coutume de faire entre deux passes quelques litres d’alcool d’absinthe, alors strictement interdit – mais quel gendarme aurait eu les narines assez sensibles pour humer l’odeur caractéristique de la plante à plusieurs kilomètres de distance ?
Cueillette
- Feuilles : avril à septembre
Par la suite, je rencontrai fréquemment cette plante qui m’avait tant marqué. Lorsque je donnais des stages dans le val d’Anniviers, en plein cœur du Valais, ou que je travaillais avec un chef cuisinier à Saint-Véran, dans le Queyras, j’en voyais des quantités au bord des chemins ou sur les coteaux ensoleillés. J’aimais tellement son odeur que je souhaitais pouvoir la faire ressortir dans une préparation culinaire. Mais comment en éliminer l’insupportable amertume ? Après de nombreuses expérimentations, j’obtins un véritable succès avec mes sablés – de farine de tilleul ou de mélilot &ndash...
; recouverts de ganache à l’absinthe (lire recette ci-contre). Je confectionnai aussi une tarte au citron, très réussie. Pour le moment, mes essais concluants se sont arrêtés là…
Je récolte les feuilles d’avril à septembre, mais je n’utilise généralement pas les capitules. Comme pour la plupart des autres plantes aromatiques, je choisis de les employer fraîches, car je trouve leur parfum infiniment supérieur à celui du végétal séché. Et pour moi, l’absinthe sauvage dégage un bouquet bien plus subtil que celle que l’on cultive.
L’histoire de l’absinthe est étroitement liée à celle des artistes et des écrivains du XIXe siècle. Elle était souvent surnommée la « fée verte » en raison de la couleur émeraude caractéristique de la liqueur. L’absinthe était consommée par de nombreux peintres et poètes, dont Verlaine, Van Gogh, Degas et Toulouse-Lautrec, qui appréciaient ses propriétés stimulantes pour leur créativité. La préparation de la boisson était entourée d’un rituel complexe et esthétique qui impliquait l’utilisation d’une fontaine à absinthe, d’une cuillère perforée et d’un cube de sucre. L’eau, lentement versée sur ce dernier, coulait à travers l’ustensile pour diluer la liqueur verte dans le liquide qui se troublait, provoquant ainsi un spectacle envoûtant. Ce phénomène n’a pourtant rien à voir avec l’absinthe elle-même, mais avec l’anéthol que renferme l’anis ou la badiane distillée avec notre plante.
Herbier
L’absinthe (Artemisia absinthium) est une plante vivace de 40 à 60 cm, herbacée mais souvent ligneuse à la base, couverte de poils soyeux blanchâtres et très odorante au froissement. Ses feuilles basales forment une touffe dense. Munies d’un long pétiole et de forme ovale, elles sont deux fois composées de segments profondément divisés, arrondis au sommet, verdâtres au-dessus et blancs en dessous. La tige, dressée, porte des feuilles à lobes oblongs, linéaires ou lancéolés. Elle se ramifie dans le haut en longues panicules de capitules sous-tendus par des bractées semblables aux feuilles. Les capitules, globuleux, penchés, comportent un grand nombre de minuscules fleurs en tube de couleur jaune. La floraison a lieu de juillet à septembre. Les fruits sont de petits akènes lisses. La plante pousse dans les endroits incultes, secs et souvent pierreux, surtout dans le Sud et le Sud-Est, dans les vallées internes des Alpes et le Massif central.
L’« absinthe » était en effet un mélange d’herbes aromatiques et d’épices élaboré dans le Val-de-Travers, en Suisse, par Louis Pernod qui installa en 1805 la première distillerie d’absinthe à Pontarlier, dans le Doubs. Au cours du XIXe siècle, l’absinthe devint l’apéritif le plus bu en France, au grand dam des vignerons de l’Hexagone. Leur lobby s’associa avec les ligues de tempérance et parvint en 1915 à faire interdire la liqueur verte en France et en Suisse.
Il fallut atteindre 2001 pour que les boissons contenant de l’absinthe soient de nouveau autorisées par la loi – avec une teneur en alcool (55°) moindre que celle de jadis et une proportion de thujone (ou « thuyone ») modérée (35 mg/l). En effet, c’est cette molécule que l’on mettait en cause dans les graves troubles nerveux manifestés par les grands buveurs d’absinthe et qui les « rendait fous »… Il est exact que cette cétone possède une neurotoxicité avérée. Mais ce qui est curieux, c’est que le pastis, qui a largement remplacé l’absinthe comme apéritif – en profitant de son interdiction – est très riche en anéthol, un autre composé nocif pour le système nerveux…En tout cas, c’est aussi la thujone qui confère à notre plante ses vertus emménagogues, c’est-à-dire qu’elle facilite la venue des règles et leur bon déroulement.
Recette sauvage
Ingrédients 130 g de farine • 50 g de sucre • 80 g de beurre • 1 œuf • 1 c. à soupe de mélilot séché et pulvérisé • 200 g de chocolat blanc • 200 ml de crème de soja • Quelques feuilles fraîches d’absinthe.
- Mélanger du bout des doigts la farine, le sucre, le beurre, l’œuf et le mélilot.
- Confectionner un boudin avec la pâte et l’emballer dans un film plastique, puis le laisser au réfrigérateur 15 minutes.
- Couper le boudin raffermi en rondelles de 5 mm.
- Déposer les rondelles sur une plaque recouverte de papier cuisson, puis enfourner 10-12 minutes à four chaud (180°C).
- Pour la ganache, faire fondre doucement les morceaux de chocolat au bain-marie. 6. Ajouter la crème de soja en fouettant.
- Tremper les feuilles d’absinthe dans la ganache, le temps d’obtenir une saveur parfumée, puis les retirer. 7. Napper les sablés de la ganache.