La vulnéraire des Chartreux Une notoriété mystérieuse
Le terme de vulnéraire désigne généralement une plante qui aide à guérir blessures et traumatismes. La vulnéraire des Chartreux est l’une d’elles : elle est depuis fort longtemps recherchée pour son arôme qui parfume plusieurs liqueurs, et parce qu’on la dit capable de soigner de nombreux maux. Mais à quoi tient vraiment sa réputation ?
Plusieurs plantes, pour certaines très différentes sur le plan botanique, sont appelées vulnéraires. Ainsi du côté du massif alpin de Belledonne, c’est le cas d’Anthyllis vulneraria – parfois montana –, de la famille des fabacées. Mais si l’on traverse la vallée du Grésivaudan et que l’on gagne le massif préalpin de la Chartreuse qui lui fait face, le nom désignera Hypericum nummularium, une hypéricacée apparentée au millepertuis, mais aux propriétés bien différentes. Cette plante aux petites feuilles rondes (nummus veut dire « pièce de monnaie » en latin) et à la fleur d’un jaune éclatant est considérée par les Cartusiens (habitants de la Chartreuse) comme une véritable panacée.
Un petit soleil
Pas une maison où l’on ne trouve quelques bouteilles de « vulnéraire ». Appelée « venerella » dans le patois local, on l’offre volontiers aux invités, et elle est surtout le premier recours, non pas en cas de blessure mais de coup de froid ! Et les coups de froid sont une préoccupation majeure des montagnards qui habitent ce massif préalpin calcaire sur les sommets duquel la plante a élu domicile.
Outre sa fleur jaune, qui tout comme celle du millepertuis évoque un petit soleil, c’est son biotope qui indiquerait ses propriétés, dans une vision actualisée de la théorie des signatures. L’enquête ethnobotanique réalisée par l’association Jardin du Monde Montagne a pu ainsi compiler ce type de commentaires : « Elle pousse dans les hauteurs, elle résiste au froid, au vent et à la neige, c’est une plante costaud, elle est forte. » Autre témoignage : « Elle pousse dans le rocher et le rocher emmagasine la chaleur, ensuite elle nous donne cette chaleur. »
Quant à l’usage de la plante, il peut être rattaché à la médecine des humeurs. Inspirée de la médecine hippocratique, elle voit dans les déséquilibres de l’organisme la conséquence d’excès de chaud ou de froid. Dans les zones de montagne, on classait souvent les plantes selon leur potentiel refroidissant ou réchauffant, mais aussi asséchant ou humidifiant. En dehors du massif de la Chartreuse, la vulnéraire est en revanche connue pour ses vertus cicatrisantes. Ainsi, il n’est pas rare de trouver dans les habitations des Écrins une bouteille d’huile de vulnéraire que l’on s’est fait ramener de la Chartreuse pour traiter coups et brûlures.
Sa cueillette, comme celle du génépi, est réputée dangereuse (souvent à juste titre), et elle fut longtemps réservée aux hommes. Les récits de ce type abondent : « La vulnéraire, certains sont morts en allant la chercher. Mon cousin et son fils ont glissé dans la falaise sous le Granier. » Il faut en effet aller la cueillir, au plus fort de l’été, dans les creux des lapiaz, des fissures calcaires, ou dans les flancs des falaises escarpées qui caractérisent le relief local. Sa racine pénètre parfois profondément dans le rocher qu’elle affectionne, robuste pionnière soumise à des stress environnementaux qui lui confèrent sa vitalité.
La médecine populaire vante volontiers la puissance de ces quelques rares plantes d’altitude que vont chercher les montagnards. Si on n’a guère le temps, durant l’été, de s’aventurer dans les hauteurs, tout occupé que l’on est avec les bêtes et les foins, on fait une exception pour partir à l’assaut des sommets à la recherche de la vulnéraire. Car on le sait, cette plante ne manque pas de force, de caractère et même de mystère. Son odeur, caractéristique, n’est à nulle autre pareille dans le monde végétal. En effet, elle fabrique en grande quantité une phéromone destinée à attirer un papillon pollinisateur. Au-delà de cette composition chimique découverte par les pharmacologues de l’université de Strasbourg, il n’existe pas d’autre donnée relative à son activité, car la plante a encore été fort peu étudiée.
Elle est un exemple de cette flore populaire couramment utilisée mais encore très peu connue, preuve que la pharmacologie est loin d’avoir fait le tour des pharmacopées traditionnelles, y compris chez nous en France.
Rétive à la domestication
D’après ses habitants, elle ne pousse qu’en Chartreuse. En réalité, on la trouve aussi dans les Pyrénées. Les études génétiques ont d’ailleurs déçu les Cartusiens, si fiers d’accoler « de la Chartreuse » à la vulnéraire. Curieusement, les Pyrénéens s’en désintéressent autant que les Cartusiens la recherchent. Les enquêtes ethnobotaniques constatent fréquemment que les usages diffèrent d’un lieu à l’autre. Panacée en Chartreuse (on pense qu’elle fait partie des plus de cent ingrédients qui composent l’élixir des pères Chartreux), la vulnéraire ne se voit au contraire reconnaître aucun pouvoir dans les Pyrénées. Cette vedette de la liquoristerie (elle joue un rôle d’exhausteur de goût en petite quantité dans nombre de préparations) se cantonne toutefois à un biotope très particulier de falaises calcaires en altitude. Exigeante, elle germe très difficilement et dépérit rapidement lorsqu’elle en est éloignée.
Des expériences ont été menées par le Conservatoire botanique national alpin de Gap Charance pour la mettre en culture, mais la plante est particulièrement rétive à la domestication, et on n’a pas encore trouvé le moyen de la cultiver. Aussi est-elle protégée par arrêté préfectoral. On ne peut en cueillir que cent brins pour ne pas endommager la plante. Cela suffit pour la bouteille annuelle… Quelques dérogations sont délivrées à des cueilleurs professionnels qui fournissent les liquoristes. Il existe d’ailleurs une coopérative de cueilleurs, fondée par Robert Vincent. Ses membres se sont fait une spécialité des plantes de montagne destinées aux herboristeries et liquoristeries.
Une plante avec nous depuis longtemps
Les Cartusiens sont convaincus de détenir l’unique vulnéraire, celle des Chartreux. Mais qu’en est-il de la même espèce décrite dans les Pyrénées françaises et espagnoles ? Est-elle génétiquement différente, ou constitue-t-elle une sousespèce ? L’université Joseph Fourier (devenue l’université Grenoble Alpes) a étudié la génétique de la plante, et ses conclusions sont surprenantes. Toutes les populations sont originaires d’un même refuge, probablement dans l’aire méditerranéenne, où la plante se serait repliée pendant les glaciations. La population cartusienne semble dériver d’un mélange initial de graines et présente des caractéristiques qui laissent supposer que l’homme l’aurait introduite il y a fort longtemps dans cette région en vue de son exploitation. Ainsi, cette petite plante d’altitude d’apparence si sauvage aurait eu une longue histoire commune avec les êtres humains bien avant de devenir l’emblème de la Chartreuse.
Recette sauvage
La liqueur de vulnéraire
Mettre 40 brins de vulnéraire dans un litre d’eau-de-vie, de marc de Savoie ou d’alcool à 40°. Ajouter 40 sucres et laisser infuser 40 jours, puis déguster. On peut retirer les brins ou les laisser au risque de donner à la liqueur un petit goût herbacé. On peut aussi consommer la vulnéraire en tisane pour éviter la consommation d’alcool.