La cannelle : une épice rare à la conquête du monde
Comment la cannelle a-t-elle réussi à devenir une des épices les plus utilisées au monde ? Suivre la curieuse histoire de ses usages nous renseigne sur l’histoire de nos sociétés.
La cannelle s’impose aujourd’hui dans toutes les cuisines du monde. Et l’écorce à l’odeur suave et enveloppante a également trouvé sa place dans nombre de nos produits de consommation courante, des bougies aux cosmétiques en passant par les huiles de massage. Produite à partir de l’écorce interne d’arbres tropicaux de la famille du laurier, récoltée par temps humide, elle est ensuite séchée et roulée sur elle-même, prenant cette forme de bâton cylindrique bien connue. La manière dont cette écorce a été utilisée a considérablement varié selon les périodes et les cultures. On l’utilisait par exemple pour l’embaumement en Égypte ancienne, tandis qu’elle est mentionnée dans l’Ancien et le Nouveau Testament comme support de spiritualité. Si elle est consommée en Chine comme épice alimentaire depuis le II siècle avant J.-C.., son utilisation en Grèce antique et dans l’Empire romain est en revanche réservée aux parfums et baumes ainsi qu’à certains rites religieux et recettes médicales. Du Sicilien Dioscoride (Ier siècle) à Aldebrandin de Sienne (XIIIe siècle), la médecine occidentale vante les mérites thérapeutiques de la cannelle, qu’il s’agisse des toux, des maux digestifs ou des inflammations articulaires.
Extravagance et démesure
Dans les médecines orientales, qui associent étroitement notions diététiques et médicales, la cannelle est appréciée pour ses propriétés « chaudes » et « sèches », ce qui la rend utile en hiver ou pour contrebalancer les propriétés « froides » et « humides » d’autres aliments comme la viande. À différentes périodes historiques, la cannelle trouvera sa place dans les médecines traditionnelles aussi bien de l’Inde que du Tibet ou du Japon.
Chère et rare, d’origine mystérieuse, la cannelle est très vite adoptée par les élites comme un signe ostentatoire de richesse et de puissance: le fait d’acheter, de donner, ou de pouvoir utiliser sans compter de la cannelle mettait en relief le pouvoir, l’extravagance ou la démesure de ceux qui avaient le privilège de pouvoir s’en procurer. Une des premières traces historiques de cette fonction ostentatoire de la cannelle remonte à l’empereur romain Néron ...
: Charles Feldman et Kathleen Bauer racontent dans le magazine Anthropology of Food comment il aurait fait brûler, lors des funérailles de sa femme, l’équivalent d’un an de stock de cannelle devant l’autel mortuaire. On comprend dès lors que l’épice en soit venue à symboliser une forme de décadence ; au point d’ailleurs que saint Augustin, au IVe siècle, expliquera la chute de l’Empire babylonien par l’usage excessif de la cannelle.
Cannelle de Ceylan
Dans les pays européens, il semble qu’il faille attendre le VIIe ou le VIIIe siècle pour que la cannelle acquière une valeur culinaire à part entière et devienne une saveur gustative reconnue et appréciée. Des archives témoignent de sa présence à cette époque aussi bien à la table du roi Childéric que dans des pâtisseries d’Europe centrale (probablement les ancêtres des strudels). Même alors qu’elle passe peu à peu dans l’alimentation dans les pays européens, la cannelle garde plusieurs siècles durant son statut d’épice luxueuse, surtout utilisée pour les banquets et les grands événements. Et nos aînés, en la matière, avaient la main bien lourde : un tonneau typique d’hypocras ou de vin épicé préparé pour les banquets contenait en effet jusqu’à 2 kilos de cannelle, associée à d’autres épices. Pour prendre la mesure de son coût, il suffit de savoir qu’en 1438, un charpentier anglais aurait dû économiser plusieurs jours de salaire pour pouvoir s’acheter quelques grammes de cannelle ! Pour cette raison, au cours des siècles, nombre de personnes mourront ou risqueront leur vie dans la recherche du condiment rare ou dans les guerres pour contrôler sa distribution : Portugais, Hollandais et Anglais se battront par exemple sans merci pour le monopole de la cannelle de Ceylan, qui fournit alors la majorité du marché mondial. Signe de son statut d’exception, sur l’île elle-même, seule la caste des Salagama était autorisée à prélever la cannelle, pratique traditionnelle qui sera ensuite entérinée et encouragée par les colonisateurs hollandais au XVIIe siècle pour contrôler le marché.
À partir de cette période, en Europe mais également en Asie et dans les colonies américaines, l’écorce commence à perdre de son exotisme et de son prestige, comme ce fut le cas pour le poivre durant la période médiévale. Dès le XVIIIe siècle en effet, elle disparaît peu à peu des cuisines de l’aristocratie européenne avec d’autres épices comme le gingembre, supplantées par des herbes locales et les huiles alimentaires qui ont le vent en poupe. Mais cette disgrâce chez les puissants marque le début de sa conquête gustative du monde entier.
Culture et terroir
Selon sa région d’origine, la cannelle change de couleur, de nuances aromatiques, de composition chimique. Celle de Sri Lanka est décrite comme plus douce que celle de Madagascar (également de la variété Cinnamomum verum) et plus poivrée. Celles du Vietnam (C. loureirii) et d’Indonésie (C. burmannii), proches de la cannelle de Chine (C. cassia), sont décrites comme ayant un arôme plus complexe pour la première et plus prononcé pour la seconde.
Dangereuse, la cannelle ?
Au grand dam de l’Association des boulangers danois, et des amateurs de la brioche traditionnelle, le kanelsnegle, l’Union européenne a récemment décidé de limiter l’utilisation de la cannelle de Chine dans l’alimentation. Cinnamomum cassia (également appelée casse), est différente de la cannelle de Ceylan ou « vraie cannelle » (Cinnamomum verum ou C. zeylanicum). Moins douce, moins suave, elle est en revanche bien meilleur marché que la cannelle de Ceylan : c’est donc elle qui est la plus utilisée dans les produits industriels. Problème : elle contiendrait jusqu’à 63 fois plus de coumarines que sa cousine de Ceylan. Or si les coumarines ont des vertus sédatives nerveuses, hypotensives et anticoagulantes, elles sont également toxiques pour le foie en grande quantité. Si vous êtes accro à la cannelle, préférez donc la vraie de vrai.
De nombreux récits mythiques
De l’Antiquité grecque à la Renaissance, les récits les plus fous circulent quant à l’origine de la cannelle. Selon Hérodote (Ve siècle av. J.-C.), la cannelle se trouve au fond de lacs asséchés protégés par des créatures volantes aux cris perçants. Aristote, lui, a entendu parler d’étranges oiseaux utilisant l’épice pour faire leur nid – les populations autochtones la récoltent en tirant sur les nids avec arcs et flèches – tandis que Théophraste évoque des bosquets de cannelle défendus par des serpents mortels. Dans ses « Métamorphoses », Ovide (Ier av. J.-C.) raconte que le phœnix vit et meurt dans les odeurs de cannelle et d’épices. Joinville, le pourtant peu farfelu biographe de Saint Louis (XIIIe siècle) croit quant à lui savoir qu’on collecte la cannelle avec des filets tendus à l’endroit où le Nil entre en Égypte... Aujourd’hui, on cultive la cannelle en Chine, au Sri Lanka, en Indonésie, au Vietnam et à Madagascar.