Le théorie de la métamorphose selon Goethe
Le poète et dramaturge allemand, Johann Wolfgang von Goethe, s'intéressa de près aux sciences et à la botanique en particulier. Cherchant, derrière la diversité des formes végétales, une forme archétypale, idéale, dont toutes les autres dériveraient, il proposa en 1790 la théorie de la métamorphose des plantes. Retour sur cette pensée originale.
Le grand écrivain allemand Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) est célèbre avant tout pour sa très riche œuvre littéraire, composée notamment de pièces de théâtre ( Faust), de romans (Les Souffrances du jeune Werther), de poèmes et de récits autobiographiques. Mais, chose moins connue, il s’adonna aussi très sérieusement aux sciences et publia dans ce domaine plusieurs ouvrages, proposant, par exemple, une théorie originale des couleurs qui s’opposait à celle de Newton et qui, si elle fut infirmée par la suite, exerça de son temps une certaine influence sur les artistes. Mais c’est surtout aux sciences de la vie que Goethe s’intéressa, et particulièrement à la botanique.
Dans ce domaine, l’un de ses thèmes favoris était l’idée que, derrière la diversité des formes vivantes observables, on pouvait déceler une unité morphologique essentielle, un « type » idéal dont dériveraient toutes les formes réelles. C’est au cours d’un voyage en Italie, en 1786‑1788, que cette idée donna lieu à une théorie de la morphologie végétale. Alors qu’il visitait le vénérable jardin botanique de Padoue, fondé en 1545, il eut le regard attiré par un palmier nain ( Chamaerops humilis) qui montrait toute une variété de feuilles progressant, de la base vers le sommet, vers des formes de plus en plus complexes, et passant insensiblement aux bractées (des organes ressemblant à des feuilles et entourant les fleurs réunies en inflorescence).
Cette vision d’une transformation graduelle lui suggéra que l’on pourrait concevoir de la même manière tous les organes végétaux. Il prit quelques notes sur place, puis il mûrit sa théorie et, de retour en Allemagne, à Weimar, il publia en 1790 un opuscule sur ce sujet : Versuch die Metamorphose der Pflanzen zu erklären (Essai pour expliquer la métamorphose des plantes). L’idée centrale qu’il y défendait était que toutes les parties d’une plante étaient de simples variations autour d’une forme fondamentale unique, la feuille. Il interprétait ainsi les organes floraux (sépales, pétales, étamines et pistils) comme des feuilles modifiées dans le but de réaliser la fonction reproductrice. Cette modification...
était ce qu’il appelait la « métamorphose des plantes ».
Des formes intermédiaires, mi-étamines, mi-pétales
Cette théorie ne reposait pas que sur des hypothèses spéculatives, et Goethe avançait des arguments concrets à l’appui de ses idées. En particulier, il avait observé que dans de nombreuses fleurs sauvages ou, plus souvent, dans des variétés horticoles sélectionnées pour l’ornement (les fleurs dites « doubles »), les étamines étaient partiellement ou totalement transformées en pétales, et que parfois apparaissaient des formes intermédiaires, par exemple mi-étamines, mi-pétales. Il y avait même des cas, comme les roses dites prolifères, dans lesquels les pièces florales se modifiaient pour produire des feuilles, voire des rameaux entiers, donnant naissance à des fleurs poussant au milieu d’une autre. Tous ces cas, pensait Goethe, montraient bien que les organes végétaux étaient fondamentalement identiques et pouvaient, selon les circonstances, se transformer les uns dans les autres.
Selon lui, la « métamorphose normale », ou « progressive », conduisait ainsi à une modification allant de la forme la plus simple (la feuille) à la plus complexe et la plus noble, le pistil, siège de la reproduction. À l’inverse, il pouvait arriver incidemment que le processus s’effectue dans l’autre sens et qu’il se produise une « métamorphose anormale » ou « régressive », les organes floraux « rétrogradant » alors, en quelque sorte, éventuellement jusqu’au stade foliaire. Goethe tenta par ailleurs de donner une explication physiologique de cette métamorphose : selon lui, c’était la quantité de substances nutritives apportées par la sève qui déterminait le devenir d’un organe primordial : si cette quantité était importante, l’organe se développait en feuille, mais si elle diminuait il se modifiait en pièce florale.
Une théorie appliquée aux animaux
Estimant avoir ainsi démontré la possibilité de ramener des formes a priori très différentes à un type unique, Goethe s’efforça par la suite d’étendre ce concept de métamorphose aux animaux. Se promenant en 1790 sur les dunes du Lido, à Venise, il vit un crâne de mouton usé de telle sorte que les sutures des différents os apparaissaient très clairement. Il eut alors l’intuition qu’on pouvait reconnaître dans les os crâniens des vertèbres, certes considérablement modifiées. En somme, de même que les pièces florales étaient des feuilles transformées pour réaliser la fonction la plus noble des plantes, la reproduction, de même les « vertèbres crâniennes » avaient subi une profonde métamorphose pour pouvoir servir de siège aux fonctions les plus élevées de l’animal, c’est-à-dire aux fonctions cérébrales.
La théorie de la métamorphose des plantes et celle du crâne vertébrale étaient donc pour Goethe deux exemples d’une même loi générale qui fondait toute la morphologie des êtres vivants : à savoir que la diversité et la complexité apparente des êtres pouvaient être ramenées à un petit nombre de formes essentielles relativement simples. Il est important de noter que ces réflexions n’avaient pas de rapport avec l’idée d’évolution des espèces telle que nous la connaissons aujourd’hui : Goethe n’imaginait pas qu’il ait pu y avoir une transformation, par exemple de feuilles en pétales ou de vertèbres en os crâniens au fil des générations, au cours de l’histoire géologique. En revanche, par la suite, quand la théorie de l’évolution commença à se répandre largement, vers le milieu du xixe siècle (notamment sous l’impulsion de Darwin), les conceptions de Goethe purent être réinterprétées dans un sens transformiste, c’est-à-dire que l’on se mit à considérer que les pièces florales (ou les os crâniens) dérivaient réellement de feuilles (ou de vertèbres) ancestrales.
La théorie de la métamorphose des plantes de Goethe connut un certain succès de son vivant et plusieurs décennies après lui, puis une phase d’éclipse jusqu’à la fin du xxe siècle. Mais elle a trouvé, en quelque sorte, une confirmation spectaculaire dans les années 1980 et 1990, lorsque des travaux de génétique moléculaire ont permis de mettre en évidence un certain type de gènes déterminant la structure des organismes : les gènes homéotiques. Chez les plantes, ces gènes orientent le développement des organes floraux, de sorte que quand l’un d’eux est muté, on observe des transformations anormales de sépales en pistils, ou de pétales en étamines. Ainsi, la biologie actuelle admet que les différentes parties de la fleur dérivent d’une même structure initiale indifférenciée, qui se différencie en divers organes au cours du développement. Goethe n’aurait évidemment pas pu imaginer les mécanismes moléculaires qui sous‑tendent ce processus, mais à un niveau plus général, son intuition n’était pas très éloignée des conceptions actuelles.
Aller plus loin
Histoire d’une question anatomique, la répétition des parties, par Stéphane Schmitt, Paris, MNHN, 2004.
Illustration du concept de Goethe, l’Urpflanze (plante primitive), par Pierre Jean François Turpin, dans Esquisse d’organographie végétale, d’après la Métamorphose des plantes de Goethe, 1837.
Stéphane Schmitt, directeur de recherches au CNRS