Le hanakaï, une cérémonie de contemplation des fleurs
Bien différent du hanami, qui consiste à apprécier entre amis la beauté des cerisiers en fleurs, le hanakaï est une cérémonie japonaise très particulière où l'on admire des compositions florales de la nature environnante. Une autre façon de se relier au végétal…
Lors d’un de nos voyages au Japon, ma compagne Keiko et moi avons rencontré Sugi-sensei, un jeune maître d’ikebana originaire de l’île de Kyushu tout au sud de l’archipel. Celui-ci fait revivre une pratique traditionnelle très ancienne, mais oubliée, la cérémonie de la contemplation des fleurs, le hanakaï, fondé sur une approche shinto et bouddhiste, les deux religions pratiquées par les Japonais. Il eut l’occasion de faire une démonstration de sa pratique dans notre maison, une vieille demeure classique au milieu des champs de thé de la préfecture de Kyoto.
Au jour dit, une douzaine de personnes sont réunies pour la cérémonie qui va durer deux heures. Sugi-sensei, arrivé deux jours plus tôt pour tout préparer, a retiré toutes les lumières électriques, cueilli autour de chez nous les fleurs qu’il va présenter et organisé les lieux selon ses convenances. Nous nous agenouillons – pour moi la position est difficile à tenir – dans la première chambre où nous sont données les instructions, fort simples d’ailleurs : passer de pièce en pièce, et simplement contempler les œuvres végétales, en gardant strictement le silence.
Nous méditons un quart d’heure, puis passons en file indienne dans la pièce suivante en faisant légèrement coulisser le shoji (cloison de lattes de bois couvertes de papier) qui nous en sépare. Là, posé au centre du tokonoma, l’autel de la nature présent dans chaque maison japonaise, se dresse un étroit vase noir qui s’élargit démesurément au sommet pour former une vasque d’eau luisante comme un miroir. Une branche d’érable en sort, nue à la base et adornée à son sommet de quelques feuilles en étoile vert vif. À sa base ont été fichées deux fleurs de rhododendron roses aux étamines longuement saillantes. En arrière-plan, un rameau de cyprès japonais stabilise...
l’ensemble par sa forme symétrique et apporte au tableau la profondeur de sa couleur sombre. Chacun s’approche à son tour et admire la composition sous tous ses angles pendant une ou deux minutes– peut-on encore les compter dans cette ambiance hors du temps ?
Beautés éphémères
Nous continuons ainsi à déambuler à travers la maison, via les couloirs extérieurs, les shoji et les fusuma (parois coulissantes en carton décoré), jouant à cache-cache avec le maître qui réalise ses œuvres juste avant notre venue. À chacune, notre émerveillement s’accroît. Je ne saurais les décrire toutes, mais l’une en particulier m’a frappée, la plus simple peut-être : dans un vase carré au corps galbé, une mince et longue feuille d’iris une fleur de renoncule jaune et un pissenlit en boule duveteuse sur sa scape démesurée. Rien de plus : le summum de la beauté pure – et éphémère, car le moindre souffle d’air allait éparpiller les fruits au parachute de dentelle…
À la fin du circuit à travers notre maison – qu’il me semble découvrir sous un œil totalement neuf – Sugi-sensei nous fait une démonstration de sa maîtrise en préparant sous nos yeux un bouquet d’iris d’un bleu outremer, tandis que s’élève de derrière une cloison la musique céleste d’un clavicorde jouée par son assistant…
Après le repas à base de plantes sauvages, nous avons la chance de participer à une deuxième session, cette fois en pleine nuit ! Pas de lumière électrique : seules des bougies et des lampes à huile éclairent faiblement chaque pièce. J’avoue ne pas être tranquille dans ce bâtiment tout de bois et de papier. Les incendies étaient jadis monnaie courante dans les villes japonaises – Tokyo fut ainsi presque totalement détruit en 1923 – mais, grâce aux kamis (les esprits du shinto) sans doute, tout se passe bien. Je manque de mots pour décrire l’impression féerique que produit la combinaison de la lumière tremblante, de l’obscurité et des arrangements floraux. Je suis vraiment dans un monde de beauté où l’immatériel prend forme réelle, tandis que s’évapore dans l’ombre tout ce qui paraissait tangible. Oui, la culture japonaise confine au spirituel.
Cette expérience était bouleversante, mais au final, ce qui m’a le plus marqué, c’est de me rendre compte que je m’adonnais déjà moi-même, quotidiennement, au hanakaï sans le savoir. Chaque jour, en effet, il m’arrive de me sentir attiré par un végétal et de créer un lien avec lui. Ce peut être par le regard, par l’odorat et le toucher, ou parfois par le fait de sa simple présence. Et chacun peut, en toute simplicité, pratiquer où qu’il se trouve cette cérémonie en se reliant à un végétal dont il parviendra, avec le temps, à découvrir la beauté intérieure.
L’ikebana : un art à plusieurs facettes
Pour la plupart des Occidentaux, l’ikebana est un système d’arrangement floral japonais qui obéit à des règles artistiques strictement déterminées. Le terme, qui signifie « disposer des fleurs dans un vase », est apparu au début du XVIe siècle lorsque la pratique, bien plus ancienne, devient codifiée au sein de la noblesse et se divise en plusieurs écoles différentes. Elle trouve en fait son origine dans le rikka bouddhiste, une forme d’art religieux où la disposition des végétaux s’apparente à une méditation sur les enseignements du Bouddha et représente une voie vers l’illumination. L’ikebana est aussi en lien avec la religion originelle des Japonais, le shinto, dans laquelle elle permet de créer chez soi un lien avec l’essence de la nature. C’est à la fin du XIXe siècle, avec la restauration Meiji qui voit le Japon s’occidentaliser à marche forcée, qu’apparaît un style résolument moderne, nommé « moribana » qui fait appel aux fleurs cultivées en Europe et élimine tout aspect spirituel.
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