Le voyage dans le temps de la thériaque
Si ses origines remontent au IIe siècle avant J.-C., la thériaque est restée inscrite dans la pharmacopée occidentale jusqu’en 1884. Antipoison au départ, elle a ensuite fait figure de panacée. Voici comment ce «médicament» a réussi à traverser les siècles.
La thériaque faisait partie des électuaires, ces poudres de diverses substances végétales, animales et minérales mélangées à un sirop de sucre ou à du miel, qui don- naient une sorte de pâte. Elle se distinguait de sa proche parente, le Mithridate, essentiellement par la présence importante d’opium (25 mg pour une dose de 4 grammes destinée à un adulte) et de vipère. La recette dite d’Andromaque, médecin de Néron au Ier siècle de notre ère, a été déclinée au cours des siècles en diverses variantes: les thériaques de Venise, de Montpellier, d’al-Farouq et le Mithridate d’Avicenne furent les plus connues. Comme le rapporte Moyse Charas, apothicaire et auteur d’un traité entier sur la thériaque en 1668, ce contrepoison est devenu une véritable panacée : « Contre le venin de toutes sortes d’animaux, mais aussi contre une infinité de maladies, lesquelles ils comparent à des bêtes farouches », écrit-il. Avicenne l’emploie au XIe siècle contre les maux de foie, d’estomac, de rate, de reins et leurs calculs, les inflammations de l’intestin, les affections psychiatriques, les palpitations et les hémorragies. La grande thériaque, ainsi dénommée par opposition à la thériaque des pauvres, était une médication de luxe très appréciée du public qui y avait accès, son commerce portant le nom de « triaclerie ».
De nombreuses contrefaçons
De consistance pâteuse, de couleur noire, elle était administrée par voie orale, diluée ou non, mais aussi en pommade ou en teinture par voie externe. Il ne faut pas moins, selon les recettes, de cinquante à cent substances pour la composer. Sa préparation dure près d’un an et demi du fait d’une attention particulière portée à l’interaction entre climat et fermentation, ainsi qu’à l’usage de plantes cueillies dans l’année précédente, d’aromates exotiques, et de vipères vivantes. Son succès est tel qu’elle fait l’objet de nombreuses malfaçons et contrefaçons que les apothicaires tentent de contrôler. Pour dévoiler ce savoir-faire, Moyse...
Charas en fait la première fabrication publique en 1667.
Vingt siècles de polémique
La complexité des recettes, l’appel aux trois règnes (animal, végétal, minéral) et le goût pour les substances exotiques caractérisent toutes les préparations de l’époque (Mithridate, élixirs, électuaires, confections...). Cette idée de réunir un nombre parfois exponentiel de substances dont les qualités sont supposées s’additionner afin de constituer une sorte de remède universel porte un nom : la polypharmacie. Charas en vante ainsi les mérites en 1668 : « On rencontre une espèce de chaos dans tous les mixtes, puisqu’ils sont composés des quatre éléments, possédant entre eux des qualités toutes contraires et toutes opposées les unes aux autres [...]. De cette confusion de drogues résulte une vertu toute sublime et toute extraordinaire qui ne se rencontrait point dans aucun des ingrédients avant qu’ils ne fussent tous confondus les uns avec les autres.» Allant encore plus loin dans la complexité, l’eau thériacale consiste en un mélange de thériaque (64 composés), de confection d’hyacinthe (24 composés) et de confection alkermès (11 composés), soit un total de 95 composés différents dans la recette de l’hôpital militaire de Mont-Dauphin à la fin du XVIIIe siècle. Cette complexité est dès le début l’objet de vives critiques d’une partie du corps médical qui déplore le « chaos » vanté par Charas, tant pour l’inconnue de ses effets que pour l’inaccessibilité des drogues aux pauvres, ou le goût immodéré de l’exotisme des hautes classes de la société. La polémique durera plus de vingt siècles. La formule d’Andromaque, n’a été supprimée qu’en 1870 de la pharmacopée militaire, et en 1884 de la pharmacopée civile.
Le vent a tourné pour ces préparations que l’on commence alors à considérer comme d’un autre âge. Après avoir été encensées comme « summum de l’art » pharmaceutique par le Dorvault, sorte de Vidal du XIXe siècle, les voici qualifiées en 1850 de « chaos infâme » ou de « chef-d’œuvre d’empirisme ». La vipère disparaît de sa composition à la même époque, préfigurant l’abandon progressif de la pharmacopée animale. Parmentier, pharmacien auteur du formulaire de 1805, fait partie de ceux qui vont s’employer à faire disparaître thériaques et autres électuaires de la pharmacopée : « Que les polypharmaques se pénètrent bien de cette vérité que les formules compliquées sont les enfants de l’ignorance, qu’on obtient de succès en médecine qu’en raison inverse des remèdes qu’on prescrit.» Avec le recul, on peut dire que la mise au ban de la thériaque au XXe siècle est emblématique d’un changement somme toute récent de paradigme pharmaceutique. En effet, les préparations complexes, qui ont régné sur la pharmacopée savante plus de 2000 ans, sont progressivement abandonnées au XXe siècle. Voici venu l’époque de la molécule unique de la chimie moderne...
Une version pour les pauvres ?
La thériaque des pauvres (« Diatessaron »), conçue au cours de l’Antiquité, ne comportait que quatre ingrédients : racines de gentiane, d’aristoloche, baies de laurier et myrrhe. La thériaque des paysans n’était pour sa part composée que d’un simple extrait de genièvre. Ceux deux préparations s’opposent ainsi à la grande thériaque réservée à l’élite, et vont alimenter le débat entre polypharmaque et oligopharmaque. Pline l’Ancien déplorait que la thériaque soit une « préparation imaginée pour le luxe alors que la nature fournit tant de remèdes dont chacun employé isolément suffirait à guérir ». La fin de la polypharmacie ne va hélas pas profiter aux Simples, à la source d’un nouveau débat entre usage des plantes médicinales ou de substances de la chimie moderne.
Une liste d’ingrédients à la Prévert
La recette de la thériaque d’Andromaque a fait l’objet de nombreuses variantes. Voici celle de Nicolas Lemery, pharmacien du roy, datant de 1698. Elle combine une soixantaine de substances diverses mélangées à du miel et du vin d’Espagne. Dans le désordre : vipère, castoréum, terre de Lemnos, bitume de Judée, sulfate de fer, gingembre, cannelle, casse, mastic de Chios, graines d’anis, fenouil des Alpes, persil de Macédoine, poivre long, noir et blanc, cardamome, réglisse, encens oliban, racines de gentiane, millepertuis, scille, ammi, safran, lavande stoechas, aristoloche, opopanax, suc de férule, d’acacia, fruit de baumier, iris de Venise, rhubarbe, quintefeuille, germandrée aquatique, fleur de jonc, origan dictame...