L'Eau de mélisse des Carmes, un merveilleux cordial
Des débuts de l'ordre monastique des Carmes au développement de la pharmacie, l'Eau de mélisse illustre l'évolution d'une préparation ancestrale aux prises avec l'histoire. Très réputée pendant plusieurs siècles, il s'en est pourtant fallu de peu qu'elle ne disparaisse…
Les origines de l’Eau de mélisse se perdent dans de nombreuses légendes. Originaire d’Espagne pour certains, héritage des druides pour d’autres, ou invention créée pour le roi Charles V (1338‑1380) afin d’imiter la célèbre eau de la reine de Hongrie…
La version la plus probable est celle qui la place dans la lignée de l’ordre monastique des Carmes, et plus précisément aux premiers religieux thérapeutes du mont Carmel, disciples du prophète Élie. Ils confectionnaient en Terre sainte une liqueur à base de plantes médicinales qu’ils donnaient aux malades et aux vieillards. On la disait fortifiante, saine et d’un goût excellent. Au Moyen Âge, on retrouve la trace d’un élixir fabriqué par l’ordre des Carmes installé à Paris depuis le règne de Saint Louis (1214‑1270). Il est utilisé en abondance contre les grandes pestes de 1348 et 1352, ce qui vaut à l’ordre de recevoir des dons considérables et d’acquérir de l’importance.
La recette sur un parchemin
La confection du remède appartient à l’ordre tout entier, et la recette se transmet de couvent en monastère. On en produit à Paris mais aussi à Bordeaux, à Marseille ou en Avignon. Une ou deux personnes recevaient le secret de la formule, la composition variant quelque peu d’un lieu à l’autre, et aussi au fil du temps. À l’origine, elle devait être un simple vin d’herbes médicinales contenant de la mélisse, de la verveine, de l’hysope… Elle s’enrichit avec les découvertes géographiques et le commerce d’épices comme la cannelle et le clou de girofle. Sa fabrication devient plus élaborée et prend la forme d’un alcoolat.
On raconte qu’en 1611, un moine inconnu transmit oralement une recette secrète d’eau de mélisse au frère Damien du couvent des Carmes de la rue Vaugirard à Paris. La trace écrite, la plus ancienne qui nous soit parvenue, est un parchemin daté de 1715. Il est rédigé par le frère Joachim de Saint-Jacques, qui y consigne la véritable formule et le mode de préparation de l’eau de mélisse des Carmes de la place Maubert. De la mélisse en plus grande quantité que toute autre plante, mais aussi de l’hysope, du romarin, du thym, de la marjolaine, de la sauge et de l’angélique sont associés à des épices (cannelle, muscade, coriandre, anis de Verdun, clou de girofle et écorces de citrons séchés). Chacune est mise à macérer séparément dans l’alcool pendant 48 heures en été ou 72 heures en hiver, puis chacune est filtrée et distillée afin...
d’obtenir un alcoolat. Ce n’est qu’après ces longues opérations que l’on procède aux mélanges, réalisés à partir de mesures très précises.
Collations gargantuesques
À la cour de Louis XIII, l’eau des Carmes jouit déjà d’une considérable renommée. Le cardinal de Richelieu en fait grand usage contre ses migraines. Mais c’est sous Louis XIV que la duchesse de Bourgogne la répand chez les favorites. Il est d’usage à cette époque de voyager entre les différentes demeures des courtisans, les différents châteaux du monarque. Les dames de la cour, fatiguées par ces longs déplacements inconfortables, sont sujettes à la mélancolie et ne peuvent participer aux collations gargantuesques sans problèmes digestifs ni nausées. Elles rechignent toutes aux voyages, ce qui déplaît fortement au roi. La duchesse de Bourgogne leur conseille l’élixir de mélisse des Carmes qui leur sera d’un grand secours.
Louis XIV, ravi de ces guérisons rapides, octroie en 1709 à l’ordre des Carmes le privilège exclusif de préparer et vendre le remède, qui devient l’élixir des Carmes. Les religieux réclamaient cette exclusivité depuis quelques décennies déjà, car ils subissaient copies et contrefaçons. La renommée de l’eau de mélisse des Carmes gagne alors l’Europe entière. À la cour d’Allemagne, la princesse Palatine l’emploie en quantité. Elle se « nourrissait, en bonne Allemande, de choucroute, de saucisse et de boudin et ne trouvait de digestion possible à ces copieux repas qu’à l’aide de l’eau des Carmes. »
Comme de nombreux remèdes de l’époque, l’eau de Mélisse peut à la fois être utilisée par voie interne, diluée ou non dans de l’eau, ou par voie externe, en frictions sur certaines parties du corps comme la nuque, les tempes ou la poitrine. Considérée comme « une eau mystique et souveraine qui guérit toutes les maladies de l’âme et du corps », on l’emploie comme dépurative, digestive, pour combattre toute infection, de la simple fièvre aux maux bien plus graves telles que la petite vérole, le choléra ou la peste, des maladies infectieuses encore très présentes dans la France des XVIIIe et XIXe siècles. L’eau de mélisse a aussi une belle réputation de cordial. Cette préparation médicinale ancienne visait à « fortifier et réjouir » le cœur, tout en permettant de lutter contre les syncopes ou absences.
La Révolution et la famille Boyer
Alors que le roi Louis XVI délivre à l’ordre des Carmes un ultime brevet pour lutter contre les contrefaçons des apothicaires, advient la Révolution. Tous les biens du clergé sont confisqués. Mais les religieux de l’ordre des Carmes ne se découragent pas et poursuivent leur activité dans le monde civil. Ainsi, le frère Mathias continue de distiller au Roucas blanc, à Marseille, tandis que le frère Pierre Catinot ouvre une officine à Bordeaux. À Paris, le dernier religieux du couvent des Carmes de la rue Vaugirard, le bien nommé frère Paradis, lègue la recette à deux associés civils, Raffy et Royer. En 1838, un entrepreneur, Amédée Boyer, lui donne une impulsion nouvelle. Elle est présentée à l’exposition universelle de Paris en 1889, sous le nom « Eau de mélisse des Carmes Boyer ». Le précieux cordial est vendu dans toute l’Europe, en Russie et aux États‑Unis.
Aujourd’hui, c’est la seule qui subsiste, toutes les autres ayant cessé d’exister entre la première et la deuxième guerre mondiale. On peut imaginer que l’avènement de la chimie et de nouveaux médicaments en pharmacie a terni la réputation de ce remède ancien, à la composition pourtant très élaborée dont quelques connaisseurs continuent de vanter les mérites…
Et aujourd’hui ?
C’est toujours la famille Boyer qui produit l’Eau de mélisse. Elle se compose de 14 plantes (angélique, armoise, camomille, cresson, gentiane, lavande, marjolaine, primevère, romarin, sauge, sarriette, thym, écorce de citron, plus du muguet en quantité infime car il est toxique) ; de 7 épices (anis, coriandre, fenouil, santal, cannelle, muscade, clou de girofle). Par voie interne, on la recommande pour faciliter la digestion, contre la nausée ou le mal des transports, pour soigner les rhumes, toux nerveuses et crampes d’estomac. En usage externe, elle soulage les migraines, mais aussi les mauvais chocs.
La tentative d’assassinat de Richelieu à l’eau des Carmes
On disposait toujours un flacon d’eau de Mélisse des Carmes à la table du travail du Cardinal Richelieu qui en consommait fréquemment pour lutter contre ses migraines. Le 10 juillet 1635, les complices du duc d’Orléans, frère de Louis XIII, subtilisent le flacon et substituent le contenu avec un poison. Approchant le flacon à sa bouche, le cardinal ne reconnait pas le parfum de son élixir fétiche. Il se méfie : l‘attentat est déjoué. Les moines de la rue Vaugirard n’ont pas de mal à prouver leur innocence, mais pour prévenir toute nouvelle tentative, les Carmes cèlent désormais leur bouteille d’un cachet de cire rouge portant le sceau de leur couvent.
L’Acqua di Melissa di Venezia
Au XVIIIe siècle, un frère Carmélite du couvent de Venise voyage à Paris et découvre l’eau de Mélisse produite par le couvent de la rue Vaugirard. De retour dans la lagune et désireux de faire profiter sa communauté de la préparation, il travaille avec un herboriste de la cité vénitienne à la conception d’un élixir similaire. Afin de la personnaliser, ils troquent la Mélisse Officinale contre la Mélisse de Moldavie (Dracocephalum moldavica) cultivée par les moines dans leur jardin. Elle est commercialisée à partir de 1710 et en 1754, un décret de la République Sérénissime donne à l’ordre des Carmes de Venise le privilège exclusif de produire et de vendre en Vénétie, l’Acqua di Melissa di Venezia. Elle continue de nos jours à être préparée par les moines dans la cité des Doges.