À quand du cannabis thérapeutique français ?
Les premiers tests sur le cannabis thérapeutique ont commencé en France le 31 mars dernier sur près de 3 000 patients atteints de maladies graves. Cependant, parmi les fournisseurs sectionnés par l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé) figure seulement un français, les Laboratoires Boiron, partenaire de l’anglais EMMAC Life Sciences. Pourtant, ces dernières années, des agriculteurs se sont positionnés en France afin de pouvoir produire sur le territoire du cannabis thérapeutique. C’est le cas de Jouany Chatoux, agriculteur et cofondateur de Cannapole 23, qui attend depuis 2017 que les choses bougent.
Plantes & Santé : Pourquoi vouloir abandonner les bovins, votre activité historique, pour produire du cannabis thérapeutique ?
Jouany Chatoux : La production du cannabis thérapeutique a été inscrite en 2017 dans le Plan Particulier pour la Creuse, à l’initiative du député creusois Jean-Baptiste Moreau. Ce plan, signé de la main du Premier Ministre de l’époque Édouard Philippe, avait vocation à redynamiser ce territoire rural, en accordant notamment des dérogations à certaines productions. Le cannabis médical m’a tout de suite semblé être une bonne opportunité, et j’ai immédiatement manifesté mon intérêt. Mais le cannabis thérapeutique est un médicament, il faut plusieurs savoir-faire très pointus pour le produire intégralement. Je me suis alors associé avec les entreprises Organic Green Pigerolles, spécialisée dans la sélection génétique et l’utilisation de systèmes d’extraction de matières premières végétales, et Be Cann, spécialisée dans la formulation et la réalisation de produits finis aux cannabinoïdes. Nous avons ainsi déposé les statuts de la société fin 2020 sous le nom de Cannapole 23. Avec mes associés, on a étudié le sujet pour être prêts quand cette dérogation serait officiellement délivrée. On a repéré un terrain adéquat : un ancien fort militaire avec un bunker en sous-sol, ce qui est pratique car les plants de chanvre sont souvent la cible de vols de la part de gens pensant que tous les chanvres ont des effets récréatifs.
Plantes & Santé : Mais les dérogations ne sont jamais arrivées ?
Jouany Chatoux : En effet… Cela fait trois ans que nous attendons le fameux sésame. Et nous ne sommes pas les seuls. Les élus locaux, dont nous avons le soutien depuis le début de l’entreprise, attendent également cette dérogation. La préfète elle-même est passée nous rendre visite il y a plus d’un mois. Personne ne comprend réellement où ça bloque. Chacun se renvoie la balle. On nous dit que le Plan Particulier prévoyait bien des dérogations, mais ils « ne trouvent pas le bon filon hiérarchique pour la signer… ». Heureusement, la commune ne nous fait pas payer la location du terrain militaire. Cependant, nous n’avons pas pu avancer dans la construction des infrastructures nécessaires à une telle production. Aucune banque ne peut financer une entreprise de cannabis, y compris thérapeutique, sans document légal. Et le montant des travaux s’élève à plus de trois millions d’euros pour une surface cultivable de 3 000 m2, notre projet initial. Ce qui est sûr pour nous, c’est que ce n’est pas au niveau des députés que ça coince. Nous avons été auditionnés à deux reprises pour l’écriture du rapport… Le problème se situe plutôt au niveau des hautes instances, mais également des agriculteurs historiques qui freinent des quatre fers. Ils préfèrent constituer des alliances avec des industriels pour se décharger de la partie « transformation ». Ils sont d’ailleurs en train de soutenir un projet de loi qui exclurait alors tous les petits agriculteurs avec des productions intégrées.
Plantes & Santé : Comment pensez-vous contourner ces difficultés ?
Jouany Chatoux : On croit en notre projet. Le « made in France » est toujours plébiscité à l’international, donc on devrait rapidement pouvoir envahir le marché. Et puis au-delà de produire en France de la graine au médicament, nous souhaitons aussi travailler en 100 % bio, ce qui est également valorisable. Mais le problème est que maintenant, on ne croit plus à la dérogation. Il va falloir attendre les deux ans de tests (l’expérimentation du cannabis thérapeutique qui a commencé le 31 mars doit durer deux ans, NDLR), et ensuite les démarches pour que le cannabis médical soit légalisé… ça veut dire au moins cinq ans d’attente au total… Et même quand on aura l’autorisation, il faudra entre un an et demi et deux ans pour que le médicament soit au point. Car il faut réaliser beaucoup de tests afin d’être extrêmement précis dans la composition. Encore une fois, c’est un médicament, ça ne se fabrique pas d’un claquement de doigts ! Et pendant qu’on fera cette mise au point, les Canadiens, les Israéliens ou encore les Américains, qui fournissent les doses pour la phase de test, inonderont le marché français ! Ça va être compliqué ensuite de rattraper ce retard… En Allemagne, les producteurs ne s'étaient pas préparés pour la légalisation du cannabis thérapeutique en 2017. Aujourd’hui, 90 % des acteurs de leur marché sont américains et canadiens.
Plantes & Santé : Aujourd’hui, vous produisez tout de même du CBD (cannabidiol), mais là aussi vous êtes confrontés à une loi encore floue ?
Jouany Chatoux : Oui… Nous avons commencé la production de chanvre, mais c’est surtout dans l’optique de « se faire la main » pour le cannabis thérapeutique. Ce chanvre, nous le transformons en CBD que nous incorporons dans des huiles, beurres, ou encore des confiseries. Et ça, effectivement, c’est encore interdit. Le statut légal actuel du CBD est dément : on a le droit de produire du chanvre en France, on a le droit de vendre du CBD (depuis novembre à la suite de l’avis rendu par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire Kanavape), mais il est interdit de transformer le chanvre en CBD sur le territoire. La plupart des producteurs envoient leur chanvre, en Allemagne par exemple, pour qu’il soit transformé en CBD avant de revenir en France pour être commercialisé. C’est encore plus absurde quand on sait qu’à l’étranger, l’extraction de CBD se fait avec des produits chimiques nocifs pour la santé. Moi qui produis en bio, je ne veux pas que ce soit gâché au moment de l’extraction ! Alors, pendant deux ans, nous avons cultivé du chanvre sans rien en faire, en espérant là aussi que la législation s'assouplisse. Mais depuis cette année, on le transforme et on le vend, car on ne pouvait plus tenir en produisant pour rien… Alors de fait, on est hors-la-loi, oui. Mais on l’assume. En espérant pour bientôt un rapport favorable de la MILDECA (Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives), normalement prévu pour la fin de ce semestre.