Graines
Conservatoire de Sainte Marthe, 50 ans de quête de variétés anciennes
Pionnier de l'agroécologie, Philippe Desbrosses s'est donné pour mission de retrouver les variétés anciennes de légumes disparues de nos terroirs. Sa quête lui a permis de réintroduire en France des semences potagères reproductibles. Dans son Conservatoire, sur le site de sa ferme familiale de Sainte Marthe, il sauvegarde avec Isabelle Poirette quelque 1 840 variétés de graines paysannes.
Le cresson alénois était l'ingrédient incontournable du potage d'Orléans… mais Philippe Desbrosses et Isabelle Poirette veillent aujourd'hui à la croissance de bien d'autres semences, dans la ferme Sainte Marthe à Millançay, en Sologne. Les serres et les champs sont à quelques centaines de mètres du Conservatoire de graines anciennes, où Philippe nous entraîne, d'un pas de jeune homme. Le regard de ce spécialiste des variétés paysannes de légumes s'illumine devant les bocaux d'échantillons de graines exposés au public : « Nous sauvegardons aujourd'hui environ 1 840 variétés de semences potagères anciennes, issues du monde entier, comme ces graines de potimarron, une souche de l'île japonaise d'Hokkaido, que j'ai dénichée au début des années 1980 (lire l'encadré ci-dessous) ».
Si vous adorez le potimarron, c'est grâce à Philippe Desbrosses !
C'est Philippe Desbrosses qui fit connaître en France le potimarron. Il en tombe « amoureux » dans les années 1980, en goûtant un potage à la saveur proche de la purée de châtaigne lors d'un stage en biodynamie chez Claude Monziès. Ce dernier l'a obtenu auprès de la famille Gevaert (fondatrice de la marque Lima), très engagée dans l'agriculture bio en Belgique, qui a fait venir du Japon en 1957 le célèbre Dr Ohsawa, père de la macrobiotique. Dans ses bagages, celui-ci a rapporté un légume réputé pour ses vertus thérapeutiques : le potiron d'Hokkaido, rebaptisé potimarron par les Gevaert.
Avec leur accord, Philippe Desbrosses dépose le nom « potimarron » en France pour le cultiver. Il développe la variété de couleur rouge, le potimarron de Sainte Marthe (photo), dont l'analyse pharmacologique indique qu'il est plus concentré en bêtacarotènes (dont la provitamine A) que la carotte. Le légume est aussi anti-inflammatoire, fébrifuge, kératolytique, assouplissant cutané…
Des graines rapportées par des hôtesses de l'air
Ce conservatoire, il l'a créé en 1974… juste après avoir mis fin à sa carrière de chanteur ! Il voulait revenir à la terre et développer l'agriculture biologique dans la ferme familiale, sentant que c'était là sa « mission d'existence ». Mais il s'aperçoit alors que les variétés anciennes de céréales et de légumes ont disparu avec l'après-guerre, au profit de variétés modernes devenues totalement dépendantes de l'agrochimie. « Elles ont été hybridées et transformées pour augmenter les rendements, mais n'étaient plus assez résistantes pour croître sans pesticides ni engrais. Sans compter que les industriels se sont arrogé le monopole de ces graines modernes non reproductibles », décrypte Isabelle Poirette, directrice du Conservatoire et ex-ingénieure reconvertie dans les semences paysannes.
Philippe Desbrosses prend alors son bâton de pèlerin et se met en quête des variétés anciennes (antérieures aux années 1950), d'abord de céréales puis de légumes. Il interroge de vieux jardiniers dans le Berry, où il retrouve le blé rouge inversable de Bordeaux « qui monte à 1,70 m, plus haut que les mauvaises herbes, et est donc moins vulnérable que les blés modernes, beaucoup plus courts ». Il teste ce blé rouge en culture et le vend à des minotiers qui s'étonnent de ses qualités gustatives. Mais sa terre de Sologne étant plus propice au maraîchage, il concentre sa quête sur les semences anciennes potagères en créant tout un réseau : « Je contactais les rares collectionneurs français de graines comme Victor Renaud, j'écrivais en Amérique à des communautés amérindiennes, je voyageais quand je le pouvais et j'avais même des amies hôtesses de l'air qui me rapportaient des graines des marchés asiatiques… »
C'est ainsi qu'il fait nombre de découvertes, retrouvant par exemple aux États-Unis la souche véritable du melon Cantaloup, introduit en France au XIVe siècle puis disparu (lire l'encadré). En Californie, il déniche aussi dans un magasin de produits naturels des graines d'amaranthe tête d'éléphant, une plante de la famille des épinards, sacrée chez les Aztèques… En France, le jardinier d'un château du Loiret lui apporte des graines de panais, un légume alors peu répandu. Sa collection prend de l'ampleur, exigeant un long et minutieux travail de sauvegarde.
Le melon Cantaloup, retrouvé chez les indiens
Lorsque Philippe Desbrosses remonte la piste des collectionneurs américains de graines, il correspond avec les indiens Navajos. Il s'aperçoit qu'ils détiennent des graines anciennes du melon Cantaloup, qui a longtemps fait la fierté de Cavaillon mais dont la souche originale n'était plus cultivée en France. Ils lui adressent par la poste les fameuses semences, sous le manteau, car l'envoi de produits alimentaires est interdit.
Philippe n'est pas étonné de retrouver ce melon en terre américaine, Christophe Colomb ayant embarqué cette variété avec lui lors de ses explorations. Un melon appelé Cantaloup car il était cultivé à Cantalupo, près de Rome, pour les papes qui en étaient friands. Lorsque ceux-ci migrèrent à Avignon au XIVe siècle, ils emportèrent la cucurbitacée pour l'implanter à Cavaillon. À présent, elle est sauvegardée au Conservatoire des mille variétés anciennes sous le nom « melon ancien Vieille France ».
Des endophytes dans les semences anciennes qui les rendent plus résistantes
En effet, il ne suffit pas de collecter les graines pour les préserver. « Nous devons les semer pour vérifier leur fertilité, multiplier les plants au moins par trente, puis extraire les graines, les faire sécher et les ensacher », détaille Isabelle Poirette, la directrice du Conservatoire. Les graines sont conservées dans une atmosphère sèche, maintenue à une température de 8 à 10 °C pour garder toutes leurs qualités. Car ces variétés potagères anciennes s'avèrent de vrais trésors botaniques et nutritionnels. Enthousiaste, Isabelle raconte les découvertes des chercheurs de l'Inrae de Montpellier : « Ils ont confirmé l'excellente adaptation de ces souches à divers climats et sols et surtout, ils révèlent que ces semences anciennes contiennent des endophytes (bactéries et champignons) qui les rendent plus résistantes à la sécheresse, plus riches en qualité nutritionnelle et gustative, alors que les variétés modernes hybridées ont perdu ces endophytes. »
Ces derniers sont en quelque sorte le microbiote des plantes, présents dans leurs graines comme dans l'ensemble de leurs organes. Non seulement ils leur permettent de mieux capter les nutriments du sol, mais ils enrichissent en retour la terre sur laquelle ils sont cultivés : nul besoin alors d'utiliser des engrais ou des pesticides. De fait, même les légumes bio, s'ils ne sont pas issus de semences paysannes, ne contiennent plus d'endophytes « et les tomates cœur-de-bœuf ou les potimarrons, par exemple, sont souvent des clones de variétés anciennes qui n'ont ni leur goût ni leurs qualités », déplore Philippe Desbrosses.
Des graines anciennes précieuses pour tendre vers l'autonomie alimentaire
La découverte des endophytes montre combien la sauvegarde des graines paysannes est précieuse pour tendre vers l'autonomie alimentaire et réussir une transition agroécologique. Transmettre ce savoir est au cœur des missions du Conservatoire : « Nous vendons une partie de nos graines pour les diffuser, afin que tout le monde puisse faire pousser des légumes de qualité, et pas seulement quelques grands chefs cuisiniers qui les cultivent pour leurs menus prestigieux », explique Isabelle. La loi autorise la vente de ces semences, non inscrites au catalogue officiel, uniquement à des amateurs, mais commence à ouvrir timidement, sous conditions, ce droit aux professionnels.
Isabelle et Philippe notent un regain d'intérêt de la part du public pour les graines paysannes, notamment lors des stages organisés à la ferme où l'on apprend à faire ses propres semences et à cultiver en permaculture. La réputation du conservatoire amène aussi des particuliers à confier leurs graines à Isabelle (voir encadré ci-dessous) pour que celles-ci leur survivent : « Monsieur Michou, un vieux jardinier hospitalisé, nous a fait parvenir une variété inconnue de haricot à rame qu'il avait baptisée Phénomène. Nous les avons appelés “Haricots Phénomène Michou” pour honorer son travail de préservation. »
Lorsque Isabelle reçoit de nouvelles variétés, elle les compare à de vieux catalogues et dessins du XIXe siècle du botaniste Vilmorin et les montre à Philippe et Patrick Maliet, experts en semences anciennes, afin de les identifier.
Renouer avec la vraie saveur des plantes potagères
À l'heure où le monde paysan est en crise, Philippe et Isabelle estiment crucial de poursuivre leur mission de sauvegarde du patrimoine végétal. Même s'ils courent au quotidien après les subventions et les mécènes, ils ne manquent ni de motivation ni de projets, comme ce diplôme universitaire d'agroécologie, premier du genre, conçu par Philippe avec la faculté de Tours. Ou ce potager solidaire étudiant créé à Blois voici quatre ans avec les semences du Conservatoire, pour enseigner aux jeunes la culture et le goût des légumes authentiques. Autant d'initiatives pour se réapproprier un savoir-faire ancestral et renouer avec la vraie saveur des plantes potagères, telle la romaine d'hiver de Sainte Marthe, le navet globe Saint Benoît ou la poirée à cardes multicolores, des spécialités du Conservatoire à semer en ce moment.
Confiez vos graines au conservatoire !
Vous possédez des variétés potagères cultivées dans votre famille depuis des générations et qui vous semblent originales ? Vous pouvez les adresser à Isabelle Poirette. Sélectionnez dans l'idéal une centaine de semences et mettez-les sous enveloppe. Mieux, joignez une photo du légume ainsi qu'un courrier racontant ce que vous savez de son histoire. Si, après expertise, la variété se révèle inconnue… il est fort possible qu'elle soit baptisée de votre nom !
Contact : Isabelle Poirette, Conservatoire des Mille Variétés anciennes, ferme Sainte Marthe, Route de Marcilly, 41200 Millançay. Millevarietesanciennes.org