Tsultrim Kalsang « Pour soigner, il faut prendre en compte l’origine des médicinales »
Le Dr Tsultrim Kalsang, responsable de la matière médicale au Men Tsee Khang, l’Institut de médecine et d’astrologie tibétaines, est venu cet été explorer la flore alpine. Il a rencontré des acteurs de la production, de la préservation et de la diffusion des plantes médicinales. L’occasion pour lui de présenter son approche et de porter un oeil critique sur la nôtre.
Plantes & Santé Quels sont les grands principes de la médecine tibétaine ?
Tsultrim Kalsang La médecine a été introduite dans notre pays au viie siècle par des érudits indiens, en même temps que le bouddhisme. Elle a des racines communes avec la médecine ayurvédique, mais, à sa différence, elle est ancrée dans le bouddhisme tibétain, tout en intégrant des connaissances prébouddhiques issues du bön, la religion qui préexistait au Tibet. C’est une médecine humorale globale qui ne dissocie pas le corps de l’esprit. Les maladies sont classées en fonction de leur nature froide ou chaude et selon les déséquilibres humoraux associés, eux-mêmes reliés aux poisons mentaux. Ainsi, la médecine tibétaine, après avoir établi un diagnostic fondé sur l’interrogatoire, la prise du pouls, l’examen des urines et de la langue, propose diverses thérapeutiques. On prodigue d’abord au patient des conseils de comportement, puis on lui recommande une diète adaptée. Les traitements médicamenteux ne viennent qu’ensuite.
P. & S. Quels types de médicaments utilisez-vous et comment classez-vous les plantes médicinales ?
T. K. Nous utilisons essentiellement des végétaux (plantes aromatiques, plantes arbustives, parties d’arbres, fruits), mais aussi des éléments minéraux et métalliques. Nous réalisons des préparations complexes qui comptent au minimum cinq ingrédients. Le plus souvent, il y en a entre vingt et trente. On les utilise généralement sous forme de poudre ou de pilules réalisées à base de poudres, et plus rarement sous forme de beurres médicinaux ou de tisanes. Nous utilisons également des pilules dites précieuses, qui ont une dimension spirituelle. Les plantes sont classées en fonction du biotope dans lequel elles poussent, qui détermine leur qualité réchauffante (plantes poussant en basse altitude ou au sud) ou rafraîchissante (plantes poussant sur des versants nord ou en altitude). Elles sont aussi classées en fonction de leurs saveurs pré- et post-digestives (saveur qui se révèle après la digestion, mais ne se ressent pas au goût – exemple : l’ail, NDLR), qui déterminent leur action sur les humeurs, et enfin selon leur puissance et la couleur ou la forme de certains de leurs organes. On les nomme souvent par analogie avec des animaux.
P. & S. Dans les Alpes, vous avez rencontré des producteurs de plantes médicinales, des phytothérapeutes, et vous avez visité plusieurs jardins patrimoniaux. Quelles sont les grandes différences que vous constatez dans l’usage des plantes en France et dans la médecine tibétaine ?
T. K. Tout d’abord, en France, vous ne tenez guère compte du biotope dans lequel poussent les plantes comme nous le faisons. Nous faisons également sécher les plantes réchauffantes au soleil et les stockons dans une atmosphère tiède. Inversement, nous séchons les plantes rafraîchissantes à l’ombre et les gardons dans un milieu frais, et ce afin de potentialiser leurs propriétés intrinsèques, liées à leur lieu de vie. Vous faites également sécher plusieurs plantes à la fois dans une même pièce, ce que nous évitons, préférant les sécher chacune à son tour dans un même espace. Je constate aussi votre goût prononcé pour l’usage des huiles essentielles, que nous n’utilisons pas, et le fait que vous avez recours à peu de plantes pour les soins, avec des mélanges beaucoup plus limités que les nôtres. Si globalement les Alpes sont bien moins élevées que l’Himalaya, vos plantes d’altitude sont assez proches des nôtres. Mais vous utilisez beaucoup plus de plantes de basse altitude que nous. Enfin, vous attachez une grande importance à l’odeur des plantes, alors que nous sommes surtout attachés à leurs saveurs, qui déterminent leurs propriétés.
P. & S. Que pensez-vous du rôle de la tradition ?
T. K. La médecine tibétaine s’appuie sur les mêmes traités depuis des siècles. Ainsi, le rGyud bZhi (ou Gyushi) date du ve siècle. Bien que ces textes aient été largement commentés depuis, ils sont toujours la référence. En France, je constate une rupture avec la tradition. Vous ne connaissez plus ni votre médecine traditionnelle ni votre médecine populaire. La médecine moderne a coupé les ponts. Vous utilisez également beaucoup d’huiles essentielles, qui ne sont pas des formes traditionnelles. Elles ont beaucoup de succès dans le monde moderne, mais demandent aussi un grand volume de plantes pour être fabriquées.
P. & S. Que retenez-vous de votre séjour et de vos rencontres ?
T. K. J’ai découvert la façon dont fonctionne la médecine occidentale par les plantes. Votre tradition est très éclatée, avec des médecins, des pharmaciens, des thérapeutes. J’ai aussi été frappé par les problèmes de qualité de votre filière, où les médecins ne savent rien de la façon dont les produits ont été ramassés et préparés, alors qu’au Men Tsee Khang nous contrôlons toute la filière. Lorsque je prescris une plante, je sais qui l’a ramassée et où. Enfin, j’ai été très intéressé par votre flore de montagne, qui a des points communs avec la nôtre, mais que vous utilisez très différemment. Ainsi, nous utilisons beaucoup les aconits en les détoxifiant, alors que vous les délaissez.
P. & S. Quels conseils donneriez-vous aux Occidentaux ?
T. K. Je pense que vous devriez renouer avec vos traditions et être très exigeants sur la connaissance de l’origine de vos plantes et de leur préparation. La qualité des produits est capitale. Il faudrait également ne pas vous contenter de remèdes associant peu de plantes, ce qui est susceptible de provoquer des effets secondaires, mais utiliser des mélanges qui permettent de potentialiser les effets et d’éviter les toxicités. N’oubliez pas qu’avant d’avaler un médicament il faut d’abord changer son comportement et son alimentation. Sinon, même un traitement bien conçu ne sera pas aussi efficace. Et enfin, il faut soigner avec le coeur autant qu’avec l’esprit.
Parcours
1970 Naissance au Tibet dans une famille d’éleveurs.
1982 Réfugié en Inde.
1997 Diplômé de médecine tibétaine à l’Institut de médecine et d’astrologie (Men Tsee Khang) à Dharamsala. De 1997 à 2017 Identification des plantes himalayennes de la médecine tibétaine. Collaboration avec l’Institut de pharmacognosie de l’université de Vienne, et l’Institut d’études environnementales de Ketura en Israël. Conférencier international.
2008 Livre : « Compilation et intégration de la matière médicale des médecines tibétaine, ayurvédique, unani, siddha et chinoise » (en anglais).
2009 Passe un Master de médecine tibétaine. Création du service thérapies « complémentaires » du Men Tsee Khang (massages, bains médicinaux, pierres chaudes et froides, etc.).
2016 Publication de « Culture et conservation des plantes médicinales en danger », éd. du Men Tsee Khang (en anglais).
Le Men Tsee Khang L’Institut de médecine et d’astrologie tibétaines a été recréé à Dharamsala en Inde, par le Dalaï-lama et la communauté tibétaine, en exil en 1961. Cet institut vise à préserver et à étudier la médecine tibétaine. Il produit également les remèdes de la pharmacopée traditionnelle. Il a essaimé, fondant une cinquantaine de cliniques en Inde.