Ernst Zürcher « Les arbres ont beaucoup à nous apprendre sur l’invisible »
Ingénieur forestier et docteur en sciences naturelles, Ernst Zürcher porte un regard scientifique original sur les arbres, s’interrogeant sur la beauté et la fonctionnalité de ces merveilles « entre visible et invisible », pour reprendre le titre de son livre. Le spécialiste nous invite ainsi à repenser le rôle fondamental qu’ils jouent dans l’écosystème planétaire.
Plantes & Santé Vous classez les arbres parmi les êtres vivants les plus instructifs ?
Ernst Zürcher Oui, car ils sont antérieurs à tout dans le monde végétal, fougères, plantes annuelles et fleurs incluses. Les arbres sont des géants de l’espace et du temps et ils ont adopté des stratégies de développement exemplaires. En ces temps d’inquiétude sur l’état de la planète, ils nous aident à mesurer l’influence du cosmos sur la vie terrestre, de l’infiniment grand à l’infiniment petit. Ils nous permettent de comprendre certaines interactions vitales, parfois connues des traditions, mais peu analysées sur le plan scientifique. Les choses changent : on envisage ainsi d’utiliser l’analyse des fréquences électriques d’arbres témoins pour anticiper les tremblements de terre avec plus de précision.
P & S Votre parcours est-il militant ?
E. Z. Non, scientifique avant tout. Certes, j’ai une méthodologie inspirée par des savoirs traditionnels. Mais comme d’autres, notamment le forestier allemand Peter Wohlleben (lire p. 18), je constate par exemple que les forêts naturelles sont bien plus bénéfiques – à tout et à tous – que les plantations. Et qu’il faut s’inspirer de ce qu’elles font toutes seules sans que l’homme intervienne : travailler en collaboration ! Cela exclut bien sûr de leur imposer uniquement des règles liées à une visée d’exploitation. Mon goût pour les arbres remonte à mon enfance, dans les forêts du Jorat suisse. Il m’a aussi été transmis par mon grand-père, qui possédait une ferme et sa propre petite scierie. Ensuite, j’ai vécu dans la forêt équatoriale, notamment aux côtés des Pygmées du Zaïre. Une fois diplômé, passionné par l’Afrique, j’ai travaillé quatre ans pour des missions de coopération sur ce continent. Là, j’ai eu la chance de mener des recherches singulières sur la lune et les arbres.
P & S Rudolf Steiner, fondateur de la biodynamie, s’est ainsi invité en Afrique ?
E. Z. En quelque sorte ! Ses idées novatrices, parfois étonnantes, m’ont toujours intéressé, mais j’y ai travaillé sans préjugés. Reste que trois ans de recherches systématiques en pépinière (milieu idéal) m’ont permis de démontrer ce que l’auteur avait avancé, dès 1924, dans son Cours aux agriculteurs. Oui, on observe un effet notable sur la germination selon que l’on sème, ou pas, deux jours avant la pleine lune. La plupart des essences se développent plus vite avant la pleine lune qu’avant la nouvelle lune. J’ai publié là-dessus, ce qui est une première pour les arbres. En outre, avec un collègue biométricien, en utilisant la statistique moderne, nous avons pu corriger des données de 1938 qui avaient pour but de contester tout effet lunaire. Revenu en Suisse, j’ai poursuivi sur un thème plus utile encore : la variation de la qualité des bois selon que l’on coupe les arbres en tenant compte, ou non, des phases lunaires en plus des saisons.
P & S Et là aussi, vous avez pu constater l’influence du cycle lunaire ?
E. Z. Selon certaines règles traditionnelles, si l’on veut du bois de chauffage, il vaut mieux procéder à la coupe en phase de lune croissante, avant la pleine lune ; en revanche, si l’on veut du bois de construction, il vaut mieux le faire après. Nos premiers essais sont allés dans le même sens. Et la plus longue étude jamais faite sur des arbres en lien avec l’astronomie l’a confirmé ! Nous avons sélectionné deux espèces différentes, des lieux variés, de la montagne aux plaines, mais abattus le même jour à la même heure, de façon rigoureuse. Des milliers d’échantillons tirés de plus de 600 arbres ont pu être analysés. On a abouti à trois conclusions : une confirmation d’un rythme de variation en synchronicité avec les phases lunaires dites synodiques (le cycle nouvelle lune-pleine lune-nouvelle lune) ; une différence de réaction selon l’espèce (l’épicéa ne réagit pas comme le châtaignier) ; enfin, plus subtil et nouveau encore, des effets prédominants du cycle lunaire sidéral (position de la lune par rapport aux constellations fixes). Nous sommes les premiers à avoir démontré cela. Cette influence reste néanmoins subtile, et, selon les propriétés recherchées pour le bois, on doit combiner divers facteurs. Ainsi pour l’épicéa, la différence entre bois de montagne et bois de basse altitude est plus grande que les variations liées à la date d’abattage. Enfin, grâce à Francis Hallé, j’ai aussi participé à des études au cours desquelles on a minimisé artificiellement les effets du soleil pour permettre de vraiment mesurer le rythme lunaire. Nous avons constaté que le fût des arbres gonfle et dégonfle au même rythme que les marées, et ce, même très loin de la mer… Une « marée verte », en quelque sorte.
P & S En mettant ainsi en lumière l’impact du cosmos sur le vivant, aboutissez-vous à des conclusions concernant la santé humaine ?
E. Z. Je suis spécialiste de l’anatomie et de la biologie des arbres, pas de la santé humaine. Cela dit, ce qui est valable pour les arbres l’est pour les plantes en général, et leurs propriétés médicinales varient probablement de façon analogue. Or, les médecines ayurvédique ou anthroposophique prennent en compte divers paramètres, dont les conditions et le moment de la plantation ou de la cueillette. Elles me semblent donc judicieuses. Plus généralement, les arbres étant émetteurs de substances volatiles actives, je ne serais pas étonné qu’on observe des guérisons accélérées dans des lieux où croissent des arbres. Au Japon ou en Corée du Sud, certains médecins préconisent d’ailleurs des séjours dans certaines forêts, comme on prescrirait une thalassothérapie.
P & S Vous avez aussi étudié les arbres et l’eau, si indispensable à la vie ?
E. Z. L’eau sous différentes formes, oui ! Le flux ascendant de l’eau (sève brute) qui se produit dans l’aubier du bois avec un mouvement en spirale. Et le flux descendant de la sève élaborée, qui n’empreinte pas le même chemin. Ces phénomènes sont essentiels à la vie puisqu’ils ont pour fonction d’alimenter en eau chaque branche. Mais surtout, j’ai travaillé sur la physiologie et la chimie des arbres, et j’ai montré que ce qu’on dit en général de la photosynthèse est simplifié à l’extrême ! Certes, le processus, en absorbant du dioxyde de carbone, produit bien du glucose et de l’oxygène, d’où l’importance des forêts contre l’effet de serre. Mais il y a bien plus. La photosynthèse aboutit aussi à la création d’eau, d’une eau nouvelle qui n’a jamais circulé, vierge, douce. Et cela se fait en quantité relativement importante, puisque cette eau nouvelle est au moins égale à la moitié de la biomasse créée ! Le processus est complexe. Cette eau concerne notamment la sève élaborée issue de la photosynthèse. S’y ajoute l’eau « métabolique », issue de certaines réactions chimiques dans les cellules vivantes et lors de la décomposition par les champignons. Ce fait est majeur et devrait être mieux étudié. On prend sûrement plus de risques écologiques qu’on ne le croit en abattant des forêts. Car outre l’absorption du dioxyde de carbone, on se prive de réalimenter le stock d’eau douce très restreint de notre planète.
P & S Vous participez parfois à des manifestations sur la « musique des plantes ». Est-ce à dire que vous validez ce type de recherches ?
E. Z. Oui et non. Oui, car j’utilise aussi des instruments pour mesurer des courants électriques. C’est une bonne façon de rendre visible l’invisible des arbres, sous forme de courbes de potentiel. Or les procédés utilisés pour la fameuse « musique des plantes », utilisant les variations de fréquences électriques, permettent de rendre audible ce qui est inaudible, mais qui existe bien ! Il y a des phénomènes incontestables de réactivité des plantes à l’environnement, aux gens, et peut-être même une possibilité de les utiliser comme indicateurs. Comme le font des électro-encéphalogrammes, peut-être pourrait-elle donner à voir des courbes qui diraient l’état d’une personne ? En tant que scientifique, je souhaite que des recherches plus solides se poursuivent. Mais je veux encourager tout ce qui peut ouvrir nos champs de connaissance et de conscience. De l’invisible au visible …
Parcours
1951 Naissance en Suisse, dans le Jorat (canton de Vaud).
1980 Diplôme d’ingénieur forestier au sein de l’École polytechnique fédérale de Zurich et thèse de doctorat sur la biologie et l’anatomie des arbres.
1988-1992 Coopération au développement dans un programme de recherche forestière en Afrique. 1992 Publication d’une première étude dans le Journal forestier suisse à propos de l’influence de la lune sur la germination des arbres.
1998 Co-publication (aux côtés de chercheurs italiens et français) dans la revue scientifique Nature sur les marées gravimétriques.
2010 Publication dans la revue Trees d’une étude en chronobiologie (biologie des rythmes), démontrant l’implication du rythme lunaire sidéral en complément au rythme synodique.
2016 Publication du livre Les Arbres, entre visible et invisible, en France (aux éditions Actes Sud) et en Allemagne.
Pour une exploitation durable des forêts
Ernst Zürcher plaide pour une sylviculture proche de la nature. Dans une forêt gérée selon une compréhension et un respect profonds des lois de la nature, on trouve en effet : des sols riches en matière organique (carbone) ; une biodiversité élevée ; une aptitude à stocker et purifier l’eau ; une grande résilience face aux phénomènes climatiques extrêmes, c’est-à-dire la capacité de retrouver un fonctionnement ou un développement normal après avoir subi une perturbation. Ainsi, les retombées et les implications d’une gestion durable vont bien au-delà de la production de bois et donc de la seule fonction économique.
Traditions et cycles cosmiques
Les hommes ont très tôt senti qu’ils devaient tenir compte des cycles du cosmos pour obtenir certaines qualités de bois. Des artisans se réfèrent encore à d’anciennes traditions pour fixer le moment précis de la coupe. Voici quelques exemples de ces savoir-faire encore bien vivants et que la science commence à expliquer.
Pour les toits en tuiles de bois Les artisans vont d’abord choisir certaines espèces (chêne, châtaignier ou mélèze, le plus souvent). Le choix de la phase lunaire est important afin d’avoir un bois (d’épicéa ou de sapin) séchant rapidement après la pluie.
Le bois de chauffage Dans le Jura, on se fie au cycle lunaire pour obtenir un bois présentant une meilleure combustibilité (alliant faible densité et forte porosité).
Le bois des instruments La bonne résonance du bois s’explique par un rapport résistance/densité élevé, favorable à la propagation du son. À cette fin, de nombreux luthiers se réfèrent aux phases de la lune pour déterminer le moment de l’abattage, notamment pour l’épicéa.
Les barriques Construites en chêne, elles présentent une meilleure étanchéité quand on respecte un certain calendrier lunaire.
Déforestation et incendies
Chaque année, quelque 15 milliards d’arbres sont abattus. Or, la déforestation massive, en pratiquant des coupes rases à grande échelle, entame complètement des massifs naturels fermés. Elle favorise ainsi le déclenchement d’incendies, car, comme l’explique Ernst Zürcher, « il se forme des fronts de coupe exposés à un rayonnement solaire intense, provoquant un dessèchement des arbres mis à nu ». Les incendies de forêt peuvent alors se déclencher (ce qui ne peut arriver dans des massifs fermés riches en eau) et provoquer des ravages.