Aline Mercan, des panacées en danger
Tout en exerçant la médecine générale, Aline Mercan est doctorante en anthropologie bio culturelle au Centre de Recherches Cultures, Santé, Sociétés (CReCSS). Contributrice pour le magazine Plantes & Santé, elle a accepté de répondre à quelques questions.
Plantes & Santé. En tant qu’anthropologue, vous partez régulièrement enquêter sur les plantes médicinales asiatiques en danger d’extinction dans leur milieu naturel. Lesquelles avez-vous étudiées et qu’avez-vous découvert ?
Aline Mercan. Je me suis intéressée aux rhodioles asiatiques, Rhodiola crenulata par exemple, qui font l’objet de cueillettes intenses. Je me suis rendu compte qu’elles sont vendues avec les mêmes indications que Rhodiola rosea, si prisée en France. Non seulement ces rhodioles sont menacées dans leur environnement naturel, mais de plus le consommateur est trompé car elles n’ont pas les mêmes propriétés que Rhodiola rosea. J’ai aussi étudié le cordyceps, un champignon qui vient du Tibet.
Il est également emblématique de la mondialisation de la phytothérapie et des problèmes qu’elle pose : son prix a flambé depuis les années 1970. Surnommé l’« or brun », ce champignon fournit désormais 40 % des revenus ruraux de la Région autonome du Tibet et jusqu’à 60 % dans certains comtés où il abonde. Mais en 2011 (dernière année pour laquelle nous disposons de chiffres), la récolte a été particulièrement mauvaise, avec des sites de cueillette totalement vides, ce qui ne peut être attribuable à de simples variations climatiques.
P. & S. L’intérêt économique de ces plantes médicinales ne suffit donc pas à les protéger ?
A. M. Lorsque la cueillette pour soi-même ou pour le marché local est remplacée par la cueillette commerciale à grande échelle, le schéma est toujours le même : on est poussé à ramasser des plantes plus jeunes et avant la floraison – ou avant la sporulation pour ce qui est des champignons –, ce qui compromet la reproduction. Les temps de cueillette sont allongés. Parfois tous les spécimens d’un site sont prélevés et de faux certificats de cueillette circulent… D’autre part, la nécessité l’emporte sur la raison : de telles mannes financières déstructurent les sociétés traditionnelles comme par exemple au Tibet où le cordyceps a contribué à la sédentarisation des sociétés traditionnelles tibétaines. Ils vendent leur troupeau et s’installent en ville. Régulièrement des cueilleurs de cordyceps viennent ramasser sur des terres appartenant à d’autres d’où des conflits qui se terminent à coup de fusil. Ces différents se sont soldés en 2005 par deux meurtres sur le haut plateau où j’enquête. En outre cette économie est fragile : elle peut s’écrouler facilement si la ressource disparaît ou l’effet de mode s’estompe…
P. & S. Comment ces plantes, qui sont pour nous très lointaines d’un point de vue géographique mais aussi culturel, acquièrent-elles une telle notoriété ?
A. M. Prenons l’exemple du desmodium, plante africaine hépatoprotectrice fréquemment recommandée : suite à la publication d’une étude portant sur des rats intoxiqués au tétrachlorure de carbone et soignés grâce à elle, un effet d’amplification via l’internet a fait émerger ce phytoremède dans le monde entier. Parmi les ingrédients du succès on trouve aussi une « belle histoire » : en l’occurrence, la maca était le navet aphrodisiaque des Incas. On raconte que le cordyceps était réservé au XVIIe siècle à l’empereur de Chine et à sa cour ; sa forme phallique et son biotope en haute altitude sont le symbole d’une puissance formidable. S’ajoute à cela l’identification de molécules thérapeutiques grâce à la recherche scientifique contemporaine… Ces produits véhiculent donc à la fois du rêve et une dimension thérapeutique ; ce qui dans un sens est très bien, car cela ajoute un effet placebo non négligeable en plus de l’effet physiologique ! Mais il faut avoir des rêves raisonnables, c’est-à-dire qui respectent la ressource.
P. & S. Pour protéger ces plantes, la solution consisterait-elle à les mettre en culture ?
A. M. Non et cela pour plusieurs raisons. Souvent, la mise en culture implique un investissement de départ qui nécessite plusieurs années avant d’être rentabilisé, le temps que la plante devienne productive. Il faut du temps pour une racine de ginseng de bonne qualité. Par ailleurs la mise en culture ne réussit pas pour toutes les plantes et demande des compétences. De plus, il y a des cas de pillage de ces cultures étant donné la haute valeur économique de ces produits ; c’est le cas du bois de rose d’Amazonie qui est classé comme espèce en danger. En outre, comme il revient moins cher de ramasser la plante dans son biotope que de la cultiver, on assiste aussi à des falsifications du « sauvage » estampillé « cultivé »… Aujourd’hui, les trois espèces les plus utilisées de ginseng, à savoir Panax ginseng, P. quinquefolium et P. notoginseng, ont quasiment disparu à l’état sauvage. Encore un exemple qui montre que ce n’est pas parce qu’une plante est cultivée qu’elle va être moins ramassée dans son milieu naturel. Dernier élément qui pèse sur les plantes sauvages : les médecines traditionnelles considèrent qu’elles sont plus puissantes que celles qui sont cultivées.
P. & S. Alors que faut-il faire pour protéger la ressource ?
A. M. Le plus important, je pense, serait de sensibiliser les prescripteurs des pays consommateurs – médecins phytothérapeutes, herboristes, naturopathes – en faisant intervenir des ethno-écologues dans leur cursus de formation. Je ne comprends pas pourquoi certains d’entre eux continuent à prescrire du bois de rose au lieu de proposer une autre huile essentielle. Personnellement, je ne prescris pas de rhodiola à mes patients mais du macérat glycériné de cassis qui est aussi un excellent tonique. Reste le problème de l’automédication : comme pour l’alimentation, les particuliers doivent privilégier les plantes locales vendues via les circuits courts, les seules à pouvoir aujourd’hui garantir la traçabilité et la qualité.