Vandana Shiva «Sauver les graines,c’est sauver notre liberté»
Égérie du mouvement altermondialiste, engagée pour la liberté des semences et la souveraineté alimentaire, l’Indienne Vandana Shiva mène campagne depuis plus de trente ans pour une autre vision de l’agriculture. Elle est de fait la bête noire des multinationales de l’agrobusiness. Nous l’avons rencontrée lors de son passage à Paris, début décembre, à l’occasion de la publication d’un livre d’entretiens en français.
Plantes & Santé Vous proposez un modèle alternatif à l’agriculture productiviste actuelle. Quelles sont les principales contre-vérités qui circulent à ce sujet ?
Vadana Shiva J’ai réalisé il y a trente ans à quel point le discours sur la révolution verte était faux. Il y avait déjà ce mythe que l’agriculture industrielle nourrit la planète par la culture de variétés dites à haut rendement. Cette haute productivité n’a rien à voir avec les semences elles-mêmes, car sans beaucoup d’intrants chimiques et de grosse irrigation,il n’y a pas de productivité. Et elle ne produit pas plus de nourriture, mais plus de blé ou de riz, en détruisant les autres végétaux. La réalité, c’est que dans le monde, 30 % de la nourriture vient des fermes industrielles, et 70 % des petites fermes. Par ailleurs, une grande partie de l’agriculture industrielle est destinée à l’élevage et aux biocarburants. Ce n’est donc pas un système destiné à nourrir la planète, loin de là. D’avoir incorporé la chimie dans l’agriculture a mené aux OGM, la seconde révolution verte. Là aussi, on dit que les OGM augmentent la productivité grâce à la manipulation génétique. C’est totalement faux. La productivité de la plante vient de la plante originelle, dont beaucoup de gènes différents concourent ensemble à la productivité. Alors, l’idée que la nature serait d’une certaine manière inadaptée ou maladroite, et que l’homme, en modifiant un seul gène, va lui faire preuve d’intelligence est un non-sens. D’autant qu’on ne sait même pas où, dans le génome de la plante, ce gène modifié va atterrir.
P & S Les grands semenciers affirment que la productivité augmente car les OGM protègent les cultures des ravageurs...
On nous a dit, effectivement, qu’ils allaient augmenter la production agricole en prévenant sa destruction par les ravageurs et les mauvaises herbes. Rappelons d’abord que beaucoup de ravageurs et de mauvaises herbes sont le symptôme d’une agriculture déséquilibrée et sans biodiversité. Les céréales Bt vendues pour contrôler les ravageurs ont de fait généré des résistances chez les ravageurs visés et en ont aussi attiré de nouveaux, comme dans le cas du coton Bt indien. Pour les mauvaises herbes, l’histoire est encore pire. Dans les champs céréaliers américains, en majorité OGM, 70 millions d’hectares sont aujourd’hui envahis de super mauvaises herbes qui ne peuvent pas être contenues par le Roundup, l’herbicide phare de Monsanto. Comme il a échoué, la compagnie Dow Chemical lance la nouvelle génération de maïs et soja OGM résistants au Roundup et à leur nouvel herbicide, le 2,4-D, un ingrédient de l’agent orange. Ils ont transformé l’agriculture en guerre chimique.
P & S Qu’est ce qui motive cette fuite en avant chimique malgré les échecs ?
V.S. Il faut comprendre que ce qui se joue vraiment avec les OGM et le génie génétique autour du végétal, ce n’est pas le progrès humain, mais la recherche du profit. La naissance de ma prise de conscience s’est faite dans une réunion à laquelle j’ai assisté en 1989 dans le petit village de Bogève, en Savoie, où des grands responsables de l’agrobusiness exposaient très clairement leur stratégie pour utiliser le génie génétique de manière à ce que des semences leur appartiennent et qu’ils puissent en tirer des redevances via leurs brevets. Ainsi, la moitié du prix de vente du coton Bt transgénique relevait des redevances de brevet, comme l’a reconnu un représentant de Monsanto au parlement indien. Dix milliards par an, voilà ce que ces brevets coûtent annuellement aux fermiers américains. L’objectif principal, c’est donc les brevets, car c’est de là que viennent les profits.
P & S Vous contestez qu’il y a de l’innovation dans ces semences OGM ?
V.S. Ce que je conteste fortement, c’est le mythe selon lequel quand on fait du génie génétique, on invente un nouvel organisme. Les graines et semences ne sont pas des inventions. La graine est la continuité de millions d’années d’évolution, d’adaptation, de transformation, le produit de milliers d’années de croisements par les cultivateurs et fermiers. Dans chaque graine est présente la contribution génétique des pollinisateurs, des organismes du sol, de nos grands-parents et de nos arrière- grands-parents. Ajouter un gène toxique dans cette graine serait un progrès qu’il faudrait rétribuer ? Si je mettais un polluant dans votre verre, je devrais payer une amende. Mais si j’applique les lois que Monsanto essaie d’imposer, si je mets un polluant dans votre eau de boisson, je deviens propriétaire de votre puits ! Ils ajoutent un gène polluant dans notre alimentation et proclament ensuite : « Maintenant, la graine nous appartient ».
P & S Vous parlez de ce système comme d’un facteur de déstabilisation sociale et politique ?
V.S. Oui. Un autre mythe autour de l’agriculture industrielle est qu’elle apporte la prospérité, et à travers la prospérité, la paix entre les peuples. En réa- lité, c’est un mode de production qui a un coût social et politique élevé. C’est très clair dans le cas de la Syrie par exemple, mais on n’en parle pas. Il y a eu une longue sécheresse dans le pays en 2009. Du fait de la manière dont la révolution verte a été menée là-bas, les paysans n’ont pas le droit d’utiliser leurs propres semences. Ces nouvelles varié- tés ne supportent pas la sécheresse. Résultat : 75 % des récoltes ont été perdues et 800000 personnes ont été déplacées en un an. Un grand nombre de paysans se sont rendus en ville, une partie jetée en prison par Assad. Les proches des paysans emprisonnés sont sortis dans la rue et ont constitué les prémices du mouvement anti-Assad. Vous connaissez la suite... Tout commence par une politique agricole non durable et un système alimentaire injuste, générant de la pénurie. Les profits sont accaparés par les grands groupes tandis que les risques, eux, sont collectivisés. Et tristement, depuis la révolution verte, les États-Unis ont eu une politique constante et agressive pour pousser leur agrobusiness, au détriment de leur propre démocratie et au détriment de la démocratie et de la paix partout ailleurs.
P & S Vous prônez une agriculture écologique et biologique. Est-ce un modèle économique viable ?
V.S. C’est la seule forme d’agriculture qui ait du sens. Pour des raisons écologiques, car l’agriculture industrielle détruit les sols, l’eau, la biodiversité, le climat, notre santé et explique 40 % des gaz à effet de serre. Elle génère 30 % de notre nourriture mais 75% de la destruction écologique au niveau mondial. Si on passait à 40 % de notre nourriture d’origine industrielle, on aurait 100 % de destruction. C’est la recette pour une planète morte. Partout,nous devons aller vers l’agriculture biologique, ou au moins l’agroécologie. Nous avons fait deux rapports basés sur l’expérience de Navdanya : l’un montre que nous pourrions nourrir deux fois la population indienne avec des fermes biologiques. Le second calcule les coûts dérivés de l’agriculture industrielle qui ne sont jamais pris en compte lorsqu’on parle de sa prétendue productivité : ces coûts environne- mentaux et sociaux cachés sont de 1,2 billion par an en Inde, sans parler des coûts de santé. Souveraineté des semences, agroécologie, commerce équitable, voilà la véritable alternative.
P & S Cette alternative est-elle généralisable, notamment dans les pays développés ?
V.S. Oui, à condition d’arrêter de mener des poli- tiques de soutien qui favorisent le modèle industriel. Ce qui bloque, ce sont les 400 milliards qui sont dépensés annuellement pour promouvoir l’agriculture industrielle, ce qui désavantage économique- ment l’agriculture bio. Il faut développer les circuits courts et le manger local car les liens entre l’agriculture et le marché des consommateurs sont contrôlés par la grande distribution et ce qu’on appelle les normes d’hygiène, avec comme mot d’ordre la loi de l’uniformité. L’agriculture biologique fonctionne sous le règne de la diversité, mais celle-ci est criminalisée du fait de l’action conjuguée des normes sanitaires et des lois autour des semences. La diversité n’est pas un danger sanitaire!
P & S Sommes-nous menacés de la même manière en Europe ?
V.S. Sans mouvements pour éveiller les consciences, nous ne sommes protégés nulle part. Il y a deux grands dangers bien réels en Europe. D’abord, le développement des brevets et du contrôle sur des espèces non OGM (brocolis, tomates, pastèques...) issues de croisements conventionnels. Le second grand danger est la criminalisation de la reproduction et de l’échange de semences. Pour l’instant, chaque pays a un catalogue officiel de semences et décide ce qui sera autorisé ou pas. Mais ils veulent une loi pour l’Europe, où Bruxelles va décider ce qui pourra pousser sur une île en Grèce ou dans un jardin en France. Le parlement européen a pu repousser la loi, mais ces lobbies vont revenir à la charge, comme ils l’ont fait en Inde et en Colombie, où les paysans ont dû descendre dans la rue. Au Maryland et en Pennsylvanie, des petites grainothèques de proximité reçoivent des courriers du gouvernement américain disant: «Vous ne pouvez pas garder ces graines, ça mène à l’agroterrorisme ». Ce qui devrait être régulé, ce sont les semences OGM dangereuses, pas celles qui sont utilisées depuis 10 000 ans. Une grande menace pour l’Europe et la démocratie est le Traité transatlantique. Si ce traité voit le jour, l’Europe ne pourra pas se débarrasser des OGM car Monsanto et les autres pourront traîner les États devant la justice s’ils n’ouvrent pas entièrement leurs marchés et réfutent les brevets.
P & S Que faire à l’échelle individuelle pour agir ?
V.S. Nous avons créé un mouvement mondial de liberté des semences (Global Alliance for Seed Free- dom). Tous les ans, du 2 octobre (la date de naissance de Gandhi) au 16 octobre (journée mondiale de l’alimentation), nous menons beaucoup d’actions. Au niveau individuel, ne consommez pas seulement biologique, consommez des fruits et légumes produits à partir de graines libres de droits : là se trouve le goût, là se trouve la nutrition. Nous avons été trop longtemps gouvernés par l’uniformité, et l’uniformité est un indicateur du fascisme. Nous devons maintenant nous orienter vers la célébration de la diversité, symbole de liberté. Ensuite, vous pouvez agir à votre échelle : même avec un petit pot de plante dans votre salon. Un basilic, un romarin, peu importe... Sauvez cette graine et sa liberté. Et en sauvant sa liberté, sauvez la vôtre.