Jacques Fleurentin :
« Les plantes exotiques apportent des réponses très innovantes »
Véritable globe-trotter, Jacques Fleurentin est devenu un spécialiste des médecines traditionnelles ayant recours à la phytothérapie. Dans un ouvrage coécrit avec Bernard Weniber, ce pharmacien plaide pour la reconnaissance de ces végétaux venus du bout du monde et leur intégration à notre système de soins moderne.
Plantes & Santé. Les 81 plantes médicinales présentées dans votre livre proviennent de différents continents. Faut-il envisager la phytothérapie comme une discipline mondialisée ?
Jacques Fleurentin. Plutôt que d’employer ce terme de mondialisation, je dirais que l’état d’esprit de ce livre coécrit avec Bernard Weniguer vise à montrer qu’il y a des plantes aux propriétés extraordinaires dans toutes les civilisations, et qu’elles mériteraient d’être reconnues dans le monde entier. Aujourd’hui, vu les moyens dont nous disposons, il serait dommage de nous priver de cette richesse. D’ailleurs, les Chinois ont entrepris cette démarche depuis longtemps. Ils ont déjà intégré quelque 300 plantes européennes et de la médecine arabe à leur pharmacopée après les avoir analysées. Il n’y a aucune raison que l’on ne fasse pas pareil : c’est de notre intérêt thérapeutique d’avoir recours à l’astragale chinoise (Astragalus membreanus), à la scutellaire du Baïkal (Scutellaria baicalensis) ou au magnolia officinal. J’espère que notre livre donnera des idées, que différents acteurs s’intéresseront d’autant plus à ce potentiel de soins.
Les plantes que vous citez sont connues de diverses pratiques spécifiques, telle la médecine traditionnelle chinoise. Comment faire pour les adapter à nos conceptions thérapeutiques occidentales sans prendre de risque ?
Il est vrai que ces plantes s’inscrivent dans des démarches différentes. L’approche physiopathologique de la MTC n’a pas la même logique que celle de notre médecine moderne. Pour autant, le mouvement vers un métissage de la pharmacopée est très ancien. Une telle évolution est possible et souhaitable, pour peu que l’on s’appuie sur une connaissance approfondie des plantes exotiques. Concernant les espèces chinoises, cela s’est fait par le biais d’un groupe de travail, réuni de 2000 à 2006 sous l’égide de l’Agence de sécurité du médicament et à la demande des autorités chinoises. Pendant six ans, ces plantes ont été examinées une par une. Pour certaines, comme on ne les connaissait pas du tout, on a demandé des tests toxicologiques assez poussés. À l’issue de cette « enquête », une trentaine de plantes chinoises sont entrées dans la pharmacopée française. La démarche a été reprise au niveau européen. Aujourd’hui, outre les classiques gingembre et ginseng, 65 plantes chinoises disposent d’une monographie à la pharmacopée européenne. Par ailleurs, il nous a fallu combler le fossé médical entre ces deux médecines. Pour cela, nous avons croisé les informations pharmacologiques précliniques dont nous disposions avec les usages traditionnels chinois, ce qui nous a permis d’identifier des indications thérapeutiques claires pour les médecins. Ce travail réalisé pour les plantes de la médecine traditionnelle chinoise pourrait être développé pour d’autres végétaux, comme ceux utilisés en médecine ayurvédique.
Dans votre ouvrage, on trouve plusieurs plantes des départements d’outre-mer. Entrées dans la pharmacopée française en 2012, elles restent pourtant méconnues…
Et c’est vraiment dommage ! Ces plantes devraient être adoptées en premier dans l’Hexagone. Plusieurs d’entre elles ont des indications très intéressantes, au point de pouvoir prendre le relai de médicaments. Notamment d’inhibiteurs de la pompe à protons (dans les cas d’ulcères) ou d’anti-inflammatoires (AINS) aux effets secondaires patents. Ainsi, le bois de reinette (Dodonaea viscosa) provenant de La Réunion a des propriétés anti-ulcéreuses précieuses. On a constaté in vivo qu’il inhibait la sécrétion acide de l’estomac. Ces plantes sont très bien documentées : des experts ont évalué les risques d’innocuité, des tests pharmacologiques conséquents ont été faits. Rappelons que leur entrée dans la pharmacopée française fait suite à un combat étalé sur plus de vingt ans, remporté grâce au travail de fourmi de l’association Tramil, qui a compilé les savoirs locaux, et à l’action des structures locales. Aujourd’hui, une véritable dynamique est enclenchée – mises en culture, recherches –, j’espère donc que cette richesse médicale va se faire connaître.
Cette démarche va-t-elle à l’encontre de celle de l’industrie pharmaceutique ?
Il est vrai qu’elle diffère de celle qui occupe l’industrie pharmaceutique depuis le début du XIXe siècle. Depuis cette époque, la quête de nouveaux remèdes de phytothérapie passe par la recherche de principes actifs présents dans des plantes souvent toxiques. Constatant la puissance des poisons végétaux, les chimistes se sont orientés vers l’isolation de ces molécules actives et ont appris à en maîtriser la dose pour en faire des médicaments comme la morphine, identifiée à partir du pavot en 1804, puis la codéine (issue de la même plante), en 1832. Cette dynamique s’est poursuivie avec des méthodes de plus en plus modernes, ayant permis d’extraire le taxol – molécule anticancer – de l’if, ou la galantamine – contre la maladie d’Alzheimer – du perce-neige. De notre côté, nous nous intéressons aux plantes de l’herboristerie traditionnelle qui, en général, ne sont pas toxiques : nous avons démontré que leurs molécules actives, une fois isolées, avaient peu d’activité thérapeutique. Ce travail de recherche a été mené quand je dirigeais le laboratoire de Jean-Marie Pelt à l’université de Metz. En isolant les harpagosides de l’harpagophytum, nous avons constaté qu’ils avaient peu d’effets anti-inflammatoires seuls, mais devenaient très actifs dans un extrait aqueux ou hydroalcoolique complexe. Idem pour l’eschscholtzia, dont les alcaloïdes seuls n’ont pas de propriété sédative. D’autres essais sur la passiflore et la valériane ont également montré que c’est la synergie des composés qui est efficace.
Les savoirs recueillis sont-ils toujours testés ?
Les informations récoltées sur le terrain font toutes l’objet d’une évaluation en laboratoire. Notre originalité – et ce qui fonde l’ethnopharmacologie – est d’évaluer l’effet thérapeutique, non les constituants des plantes. Ce qui a frappé tous les chercheurs, c’est la convergence entre les propriétés médicinales mentionnées par la tradition et les études de pharmacologie préclinique. Ces dernières confirment à 80 % ce qui nous vient de la tradition… Enfin, il faut rappeler que cette approche n’est ni plus ni moins que ce que demande l’OMS aux pays d’Afrique depuis 1978.
Comment ces plantes du monde trouvent-elles leur place dans notre système de soin ?
Sources d’innovation, elles ont toute leur place dans notre « arsenal » thérapeutique car elles apportent des réponses là où on en manque cruellement. C’est le cas de la scutellaire du Baïkal, qui facilite la rééducation à la suite d’un AVC. Ou de l’astragale chinoise (Astragalus membranaceus), qui peut être conseillée après une ischémie d’ordre cardiaque. On peut aussi citer le phyllanthus (Phyllantus amarus), qui agit sur des hépatites virales. Par ailleurs, je pense que l’heure est venue de s’intéresser à ces plantes. Le tout-médicament que nous vivons depuis le déremboursement, au début des années 2000, des préparations magistrales en phytothérapie et autres médicaments à base de plantes a fait long feu. Après avoir été séduits par l’efficacité des somnifères, par exemple, on a pris conscience des effets secondaires qui en résultent. Or on ne rencontre pas de tels problèmes avec les plantes. Cette prise de conscience nous a mis sur la voie d’une autre façon de se soigner incluant le recours à une palette thérapeutique large : du médicament de synthèse aux huiles essentielles en passant par les solutions hydroalcooliques d’un nombre de plantes de plus en plus important, etc.
Vous pensez donc que l’on pourra bientôt trouver ces plantes exotiques en herboristerie ?
En trente ans, un travail énorme a été fait. Des connaissances fabuleuses ont été compilées. On dispose d’environ 200 monographies de plantes, comprenant aussi bien leurs caractéristiques du point de vue botanique que les essais physico-chimiques pour identifier leurs marqueurs spécifiques. Voilà pourquoi je pense que l’on peut être optimiste. Il n’y a aucune raison pour que les vertus de ces végétaux exotiques restent dans les livres, ou qu’on les cantonne à un emploi local. J’espère fermement que le Fleur jaune de l’île de la Réunion (Hypericum lanceolatum) ou le kinkéliba (Combretum micranthum G. Don) seront bientôt aussi connus que notre aubépine ou notre olivier.
Biographie de Jacques Fleurentin
1974 Diplômé en pharmacie à Nancy. Spécialisation en pharmacologie, écotoxicologie et immunothérapie.
1979 Participe à la création du laboratoire de recherche de Jean-Marie Pelt (université de Metz).
1983 Soutient sa thèse sur la médecine traditionnelle du Yémen.
1979-2005 Pharmacien d’officine.
1988 Création de la Société française d’ethnopharmacologie (SFE), dont il est toujours président.
Années 1980-1990 Travaille sur les plantes des médecines arabo-persane, africaines et d’outre-mer.
1990 1er congrès européen de la SFE.
2000-2006 Participe au groupe de travail de l’Afssaps sur l’évaluation des plantes chinoises.
2004 Publie Guérisseurs et plantes médicinales du Yémen, éd. Khartala.
2006-2016 Expert auprès de l’Agence du médicament sur les médicaments à base de plantes.
2013 Sortie du livre Du bon usage des plantes qui soignent, éd. Ouest-France.
Nov. 2018 Coécrit avec Bernard Weniger, Un tour du monde des plantes qui soignent – Afrique, Amériques, Chine, Outremer, Europe (lire ci-dessous), éd. Ouest-France.
Aller plus loin : une société savante
La Société française d’ethnopharmacologie compte plus de 500 membres répartis dans une trentaine de pays. Son rôle et son ambition sont à la fois de comprendre et de recenser les savoirs thérapeutiques traditionnels dans le monde, de favoriser la circulation de ces connaissances, mais aussi d’évaluer ces remèdes et de les normaliser avec des méthodes modernes, pour éventuellement les intégrer dans nos systèmes de soin. Le tout en respectant les conventions sur la biodiversité ainsi que le retour sur le terrain des découvertes, dans un esprit solidaire. www.ethnopharmacologia.org
À lire : provenant de cinq traditions médicales – africaine, chinoise, américaine, caribéenne et européenne –, une grande majorité des 81 plantes de ce livre ne nous sont pas connues. On vit en le lisant un beau dépaysement, qui nous fait toucher du doigt la richesse des médecines traditionnelles fondées sur les plantes et la finesse de leurs observations, passées au crible des docteurs en pharmacie Jacques Fleurentin et Bernard Weniger. Des trésors qui nous seront peut-être prochainement accessibles…
Un tour du monde des plantes qui soignent, éd. Ouest-France, 29 €.