Michel Chauvet : « Je suis un botaniste de supermarché ! »
Après plus de vingt ans de travail, Michel Chauvet publie une encyclopédie détaillant 700 espèces alimentaires. Vue par un chercheur peu académique mais gourmand de plantes, notre assiette révèle une belle diversité.
Plantes & Santé. Votre encyclopédie réunit des plantes cultivées et des plantes dites sauvages. Il n’y aurait donc pas lieu de les opposer ?
Michel Chauvet. J’ai souhaité regrouper dans cet ouvrage toutes les plantes alimentaires volontairement choisies par l’homme pour se nourrir. Il s’agit avant tout de plantes cultivées, mais je parle aussi de plantes sauvages : fruits, légumes, tubercules, céréales, plantes oléagineuses ou aromatiques, jusqu’à celles utilisées en boisson, en infusion, et même quelques-unes masticatoires comme la réglisse. Moi, je ne les confronte pas les unes aux autres, mais il est vrai que l’opposition plantes sauvages - plantes cultivées est ancienne. À partir de la Renaissance, les botanistes ont privilégié l’étude des premières, car ils voulaient s’affranchir de l’approche très médicinale ayant prévalu au Moyen Âge. Linné explique bien ce que sous-tend ce rejet : « Je distingue les variétés du Créateur Tout-Puissant, qui sont les vraies, des variétés anormales du jardinier. Je considère les premières de la plus haute importance à cause de leur Auteur, je rejette les autres à cause de leurs auteurs. » À cette époque, la religion justifiait cette position. De nos jours encore, les plantes cultivées sont surtout étudiées par les agronomes, et délaissées par les botanistes.
Comment expliquez-vous cette situation ?
Les scandales alimentaires et les problèmes écologiques font que l’on dénigre aujourd’hui ce qui est produit par l’agriculture. On fait mine d’ignorer les plantes cultivées alors qu’elles nous fournissent l’essentiel de notre alimentation. A contrario, les plantes sauvages sont devenues à la mode, on en fait l’éloge partout. Les sorties de terrain pour identifier salades et jeunes pousses sauvages sont devenues de vrais marqueurs culturels. Il est vrai, aussi, que certaines plantes n’ont jamais fait beaucoup rêver, car elles ne sont pas cultivées dans les jardins et qu’on n’en connaît que les produits transformés. C’est le cas des plantes agricoles, céréales ou plantes à huile, contrairement aux épices par exemple. En ce qui me concerne, mon point d’entrée est l’alimentation et je ne souhaite exclure aucune plante. J’ai même inclus les additifs alimentaires comme la gomme de guar ou les substituts au beurre de cacao, des plantes que l’on mange sans le savoir. Je suis en quelque sorte un botaniste de supermarché !
C’est pour cette raison que vous vous intéressez aux blés ?
Quoi qu’on en pense, les céréales représentent le plus important groupe de plantes. Il est vrai que je dis cela avec le prisme de l’agronome et du chercheur à l’Inra pendant de longues années. Mais, du point de vue botanique, c’est un vrai casse-tête : dans le genre des blés, Triticum, les généticiens distinguent seulement cinq espèces. Or on trouve une centaine de dénominations spécifiques, car plus une plante est cultivée sur des territoires différents, plus elle a de chance d’évoluer et de se diversifier… On rencontre une diversité aussi grande dans la famille des choux, les Brassicacées. Je souhaitais évoquer cette longue histoire qui nous relie à nos ancêtres et nous permet de savoir comment ils se nourrissaient. Pour cette raison, je parle aussi de plantes oubliées comme la manne terrestre ou le millet sanguin. Céréale de cueillette dès la préhistoire, elle fut mise en culture par les Slaves avant de gagner l’est de l’Allemagne puis l’Autriche au Moyen Âge. Elle a quasiment disparu ensuite. Pour reconstituer ce type d’histoire, il faut mener un travail d’enquête en plongeant dans d’anciens textes, en étudiant les résultats des recherches archéologiques, génétiques… Parfois sans succès : ainsi, on ne connaît toujours pas l’origine de la fève.
Vous remarquez qu’on trouve beaucoup d’erreurs dans les documents relatant l’histoire des végétaux alimentaires. À quoi pensez-vous ?
Au XIXe siècle, il y a eu tout un débat sur l’origine des haricots. À cette époque, on pensait qu’ils étaient connus dès l’Antiquité gréco-latine. Idem pour les courges qui viennent d’Amérique, mais qui ont pris les noms de la gourde Lagenaria. La confusion dans les noms de Cucurbitacées est extrême. Ainsi, quand des archéologues commentent une mosaïque romaine en expliquant qu’une personne porte une coloquinte, c’est faux au sens actuel du mot coloquinte : c’est une gourde ! Pour moi, les repères sur l’alimentation illustrent notre histoire, ils en sont des marqueurs. C’est en cela qu’ils sont intéressants. Les récits de la marquise de Pompadour, par exemple, nous apprennent que la cour de Louis XV raffolait des petits pois : cela permet de dater l’essor du légume. Il y a aussi des erreurs moins importantes, quoi que : le brugnon n’est pas un hybride de pêche et de prune, c’est simplement un type de pêche.
La controverse du haricot
Il aura fallu attendre 1940 pour que deux botanistes, Burkart et Brücher, ne découvrent des haricots sauvages dans le nord de l’Argentine. Des restes archéologiques de haricots datant de – 5 000 à – 3 500 ans avant J.-C. ont pourtant été retrouvés au Mexique, et d’autres, plus anciens encore (– 6 000 à – 5 000 ans avant J.-C.), au Pérou. Mais il reste difficile de retracer l’histoire de l’arrivée de Phaseolus vulgaris en Europe sur la simple base de ses noms. Aujourd’hui encore, des vulgarisateurs pressés continuent d’affirmer que les Romains connaissaient le haricot, puisque le mot Phaseolus est latin. C’est Alphonse de Candolle qui, en 1882, démontrera l’origine américaine de la plante. Une vive controverse va néanmoins continuer jusqu’à la fin du XIXe siècle entre naturalistes. Le mot « haricot » est une invention française dont l’étymologie est encore discutée.
L’uniformisation qui touche les plantes cultivées laisse-t-elle encore place à des spécificités locales en Europe ?
L’Italie est le pays où l’on apprécie le plus les légumes : d’une ville à l’autre, on ne trouve pas la même chose sur les étals des marchés. C’est d’ailleurs d’Italie que nous viennent les légumes ayant fait l’objet de sélection, comme le chou romanesco (venu de Rome) ou les nombreuses chicorées originaires de Vénétie. Quelques plantes restent encore très spécifiques à certaines régions, comme le raifort. Ce dernier fait partie de la culture slave et germanique, d’où sa présence en Alsace. On peut reconnaître un potager portugais à ses choux cavaliers (indispensables pour préparer la soupe caldo verde) que l’on récolte feuille à feuille. Tandis qu’au nord de l’Europe, c’est le chou à feuilles frisées (le boerenkool des Néerlandais) qui perdure, car il est meilleur après les gelées. La groseille à maquereau est à l’honneur en Grande-Bretagne ; au XIXe siècle, il existait des concours de la plus belle groseille. On s’en servait pour son jus acide qui remplaçait le verjus, en l’absence de vigne.
Vous avez créé Pl@ntUse, un site dédié à l’usage des végétaux du monde entier. A-t-on vraiment encore besoin d’une telle approche encyclopédique ?
Le partage du savoir me tient à cœur. Si on prend au sérieux la diversité biologique et culturelle, il est primordial de disposer d’un inventaire de nos ressources végétales et des usages traditionnels et modernes qui leur sont associés, aussi bien d’un point de vue biologique, historique qu’économique. Cela dit, au moins 35 000 plantes utiles ont été recensées : il me faudrait deux vies pour tout documenter ! Le site étant en licence libre et en wiki, j’espère qu’il y aura des collaborateurs pour l’enrichir.
Parcours de Michel Chauvet
1970. Ingénieur agronome à l’Inra.
1972-82. Chef du secteur Légumes et semences potagères au Centre français du commerce extérieur.
1985. Doctorat en ethnolinguistique sur le thème « Les noms des crucifères alimentaires dans les langues européennes », sous la direction d’André-Georges Haudricourt.
1982-99. Chargé de mission au Bureau des ressources génétiques.
2003. Coauteur des Salades sauvages, éd. Les écologistes de l’Euzières.
2000-10. Chef de programme pour l’Inventaire des plantes utiles d’Afrique tropicale.
2008-16. Chargé des bases de données sur les plantes utiles (programme Pl@ntNet) au sein du laboratoire de botanique AMAP de Montpellier.
2018. Publie l’Encyclopédie des plantes alimentaires, éd. Belin.
2000-19. Membre de la commission scientifique de Tela Botanica, et du Conseil scientifique du Conservatoire des collections végétales spécialisées.