Frederika Van Ingen « Guérir, c'est retrouver la beauté dans la relation au monde »
Lakota d'Amérique du Nord, Kogi de Colombie, Yanomami du Brésil… Journaliste et auteure, Frederika Van Ingen étudie depuis plusieurs années la conception qu'ont les peuples racines de la santé. Son dernier ouvrage explore les points communs de cette conscience élargie du soin. Alors que nous traversons une crise sanitaire sans précédent, ces approches, bien qu'éloignées de nos cultures pourraient nous inspirer pour définir de nouveaux leviers d'action.
Plantes & Santé Quelle signification a le mot santé chez les peuples premiers ?
Frederika Van Ingen. Pour ces peuples, que l’on nomme peuples premiers ou peuples racines, la santé est un baromètre. C’est le synonyme de l’équilibre. Quand les personnes sont en bonne santé, c’est que globalement elles sont en équilibre dans les relations qu’elles nouent avec tout ce qui les entoure et dans leur relation avec elles-mêmes. C’est-à-dire que l’on est à peu près à sa place, que l’on contribue à une communauté de façon harmonieuse. Mais la santé, c’est aussi le baromètre du déséquilibre. à partir du moment où une maladie émerge, elle ne va pas être regardée comme le problème particulier d’une personne, mais comme le problème d’une communauté qui n’est plus en lien, soit dans son fonctionnement interne, soit dans les relations qu’elle entretient avec le monde.
P & S Le monde est actuellement confronté au coronavirus. De quel déséquilibre est-il le reflet pour ces sociétés ?
F. V. I. Effectivement, pour ces sociétés, lorsque l’on introduit des déséquilibres, un jour ou l’autre un rééquilibrage doit se faire, et c’est probablement ce qui est en cours actuellement. La vision des peuples racines les amène à concevoir les choses au niveau de la prévention. Cette préservation des équilibres passe par beaucoup de choses. Par exemple, tout ce qui vient de la terre sera utilisé de façon à laisser à une ressource la possibilité de se renouveler. Pour l’alimentation, il s’agit de passer la saison hivernale, non pas de stocker en vue de s’enrichir, ou pour spéculer. Ils vont être dans l’observation de la nature pour pouvoir anticiper ce dont ils ont besoin, mais pas plus.
P & S Cette notion d’équilibre fait donc sans cesse référence à leur environnement naturel ?
F. V. I. Oui, car dans leur vision, ils font partie de ce que le philosophe David Abram appelle, un système « plus qu’humain », c’est-à-dire que l’homme évolue dans un système vivant, dont il n’est qu’une partie. Il n’est pas au-dessus de ce système vivant, et ce système vivant n’est pas qu’une ressource, c’est un système qui fonctionne en tant que tel, comme un corps. Et donc la nature qui nous entoure est faite d’équilibres visibles et invisibles, elle est l’expression d’une forme d’intelligence qui régit tout le vivant, qui a ses propres lois. D’où l’importance de l’observer et d’être toujours en relation harmonieuse avec elle, car dès que l’on commence à agir sur un milieu on ne capte plus très bien comment fonctionne le vivant. D’ailleurs, j’ai parlé de prévention, car ces peuples travaillent aussi sur l’harmonisation intérieure des émotions. Parce que justement l’expression des émotions guide le lien que l’on va avoir avec le monde. C’est évident que, quand on a peur ou qu’on est en colère, on n’a pas la même relation au monde que lorsque l’on est apaisé, joyeux… C’est un travail qui est fait tout au long de leur vie, depuis l’enfance, à travers certains rituels visant à l’harmonie.
P & S Ces visions symboliques sont éloignées de notre monde matérialiste. Pensez-vous toutefois que l’on puisse réintroduire, dans notre société, certaines de ces approches visant à l’équilibre ?
F. V. I. Bien sûr, dans ces cultures, le symbole est partout. Si on prend l’exemple des Kogi en Colombie, qui vivent encore complètement dans leur environnement naturel pour certains, le réel que nous considérons comme matériel, n’est fait que de signes porteurs de messages. Mais cette notion de symbole est profondément archaïque. Nous l’avons tous en nous, probablement traitée par une zone archaïque de notre cerveau. Nous aussi, quand nous retrouvons des espaces naturels, il y a quelque chose qui s’active, il y a un lien. Les Lakota disent que le monde est déposé en nous. Bien sûr, le but n’est pas de devenir des Kogi ou des Lakota. Mais de façon plus basique, on constate qu’aller se promener dans la nature réveille notre présence, notre attention. cela apaise aussi. Nous avons l’esprit plus tranquille et nous pouvons mieux rentrer en relation avec ce qui nous entoure. D’ailleurs, il y a de plus en plus de pratiques qui permettent de se reconnecter à la nature.
P & S De la même façon, est-ce que vous diriez qu’il serait bon de réenraciner notre médecine. Est-ce que les peuples racines ont aussi des choses à nous dire de ce point de vue là ?
F. V. I. Avec l’épidémie du Covid-19 nous sommes dans une situation d’urgence, mais il est tout de même intéressant de noter que, même avec le niveau poussé de notre médecine, on peut se retrouver dans la situation d’une médecine de terrain qui fait avec ce qu’elle a à disposition. Le débat sur la chloroquine reflète cela. Mais, après avoir exploré la position des peuples racines sur la santé, je me dis aussi que l’on pourrait réancrer notre médecine dans une vision plus globale. Certes, le regard de la médecine technique qui est la nôtre est tout à fait valide. D’ailleurs, les passeurs des différentes sociétés racines que j’ai rencontrées, disent que des maux tels le cancer, créés par nos modes de vie, ne peuvent être soignés que par notre médecine. Il n’empêche, les peuples premiers pointent d’autres déséquilibres à rétablir, notamment dans la dimension énergétique et spirituelle, afin de s’assurer que les traitements qui vont être mis en œuvre vont fonctionner et perdurer. Sans oublier d’autres réservoirs de savoirs comme la connaissance des plantes. C’est sans doute une des leçons qu’ils peuvent aussi nous apporter. Cessons d’opposer et essayons de conjuguer différentes approches.
P & S Sur quelles thématiques les peuples premiers pourraient-ils nous aussi nous inspirer, alors que cette crise sanitaire traduit les limites de notre système ?
F. V. I. Ce qui est intéressant chez ces peuples, c’est la notion que chaque être est là pour contribuer au système du vivant. Que ce soit un humain, un oiseau, tout être naît avec quelque chose qui est de l’ordre du talent. Le trouver, le développer, c’est contribuer au monde dans lequel on est. C’est donc un mouvement qui vient de soi. Mais dans ces sociétés-là, cela part aussi de l’idée de créer des communautés qui soient suffisamment bienveillantes et accueillantes pour permettre aux personnes de trouver ce fameux talent. Cet aspect-là doit être réveillé chez nous. Les Yanomami du Brésil nous appellent le peuple de la marchandise. Cela doit nous interroger. Si cette pandémie est quelque chose comme un rituel de passage collectif, il est destiné à nous faire voir l’intérêt de constituer des collectifs humains qui soient au service de l’équilibre, et non pas juste au profit de certains ou d’une économie qui s’approprient des ressources. Demandons-nous comment nos collectifs pourraient nous aider, non pas à devenir des consommateurs, mais à trouver l’espace dans lequel on va pouvoir contribuer à l’harmonie du système vivant, ne serait-ce que celle du groupe. Ce grand coup sur la tête peut nous amener à nous poser les bonnes questions. C’est quoi le sens de la vie ? Bien sûr, nous avons nos sagesses, mais contrairement aux peuples premiers, nous les avons oubliées. Et avec elles, le fait qu’elles étaient garantes de l’équilibre du vivant. Les Navajo disent que guérir consiste à retrouver la beauté dans la relation au monde. Et ça, c’est une autre vision du sens de la vie…
Son parcours
Années 1970 Enfance dans la nature (Brenne).
1990 Assiste au premier colloque européen d’ethnopharmacologie et rencontre des guérisseurs amazoniens et africains.
2007 Journaliste santé à Ça m’intéresse.
2008 Pratique la méditation en pleine conscience.
2013 Découvre le voyage chamanique aux tambours et rencontre les passeurs de ces peuples premiers.
2014 S’intéresse aux cultures massaï, navajo, lakota, au chamanisme de Mongolie et de Sibérie.
2016 Publie Sagesses d’ailleurs pour vivre aujourd’hui, éd. Les Arènes.
2018 Voyage en Norvège et rencontre avec les Sami.
2020 Publie Ce que les peuples racines ont à nous dire. éd. LLL.