Alice Desbiolles « Nous pouvons faire de notre écoanxiété un moteur, une boussole »
Réchauffement climatique, diminution de la biodiversité, pollutions… Confrontés à la dégradation de l'environnement naturel, 85 % des Français affirment ressentir une forme d'écoanxiété. Pour Alice Desbiolles, médecin en santé publique, s'il est important de considérer ce phénomène vécu parfois comme un drame personnel, on peut aussi y apporter des réponses positives et constructives.
Plantes & Santé : Nous sommes de plus en plus nombreux à nous sentir déprimés et impuissants face à la dégradation des écosystèmes liée aux activités humaines. Est-ce cela l'écoanxiété que vous décrivez dans votre livre ?
Alice Desbiolles : On ne naît pas écoanxieux, on le devient. Pour cette raison, il y a autant d'écoanxiétés que d'individus. Je dirais donc que l'écoanxiété est la manifestation d'émotions comme la colère, la tristesse, l'incompréhension, voire la culpabilité face aux preuves scientifiques et empiriques liées aux dégradations de l'environnement. Souvent, tout cela part d'une sensibilité qui pousse à s'informer sur le réchauffement climatique, la pollution de l'air ou l'effondrement de la biodiversité. Cela engendre une prise de conscience et des questionnements, parfois existentiels, qui modifient notre vision du monde et poussent à certains changements de vie comme diminuer sa consommation de viande ou arrêter les déplacements en avion.
Ces ressentis sont normaux et non pathologiques. Dans l'immense majorité des cas, l'écoanxiété est une boussole positive qui permet d'aligner ses choix de vie sur son éthique. Mais quand cela dépasse une certaine mesure et qu'il y a une souffrance importante, on parle d'écoanxiété pathologique. Par exemple, certaines personnes ruminent et ont du mal à se lever le matin parce qu'elles pensent : « C'est la fin du monde, tout est fichu, à quoi bon ? » ou sombrent dans un prosélytisme agressif. Ces personnes ne parviennent plus à gérer leurs émotions, et leurs angoisses les submergent.
P & S : Les personnes proches de la nature et des végétaux sont-elles plus particulièrement concernées par ce phénomène ?
A. D. : Nous savons, en effet, que des peuples très proches de la nature y sont particulièrement sensibles. Par exemple, les Inuits qui vivent dans l'une des parties du monde où le réchauffement climatique progresse le plus rapidement, voient déjà de nombreux problèmes de drogue ou d'alcoolisme augmenter pour « remplir le vide » laissé par cet environnement qu'ils ne reconnaissent plus. En France, à notre niveau, si les amateurs de nature et autres jardiniers peuvent être plus sensibles à l'écoanxiété, ce sont aussi ceux qui disposent de plus de moyens pour ne pas y succomber. Le contact avec le vivant et le beau participe à notre équilibre psychique et permet de mieux accepter et canaliser nos inquiétudes pour éviter qu'elles nous débordent.
P & S : Existe-t-il des moyens concrets pour prévenir l'écoanxiété dès que les premiers signes apparaissent ?
A. D. : Il peut être intéressant de se mettre en action pour canaliser l'écoanxiété. Mettre en cohérence ces préoccupations que l'on sent poindre et notre manière d'habiter le monde. Même si cela passe par des petits gestes, le fait de se positionner dans le concret permet une certaine logique, un alignement salutaire. Par exemple, mettre en place des actions zéro déchet ou agir à son niveau pour un mode de vie plus résilient permet de mettre a minima en cohérence ses préoccupations, sa façon de voir le monde et son mode de vie. Pour un début, généralement ça fonctionne bien et c'est d'ailleurs ce que font assez naturellement la plupart des gens. Ainsi, plutôt que de rester dans une impuissance, une transition s'opère dans le foyer à défaut de s'opérer dans la société.
Parcours
1998 : Débuts d'une prise de conscience écologique au Muséum national d'histoire naturelle.
2015 : Thèse en santé environnementale.
2016 : Diplôme de médecine, spécialité santé publique, Paris VI.
2018 : Découverte de la notion d'écoanxiété ou solastalgie.
2019 : Publication d'une tribune dans La Croix pour sensibiliser le public sur le sujet.
2020 : Publication de L'écoanxiété. Vivre sereinement dans un monde abîmé, éditions Fayard.
2021 : Directrice d'une thèse de médecine générale sur le sujet.
P & S : Certains d'entre nous sont très écoanxieux et vont jusqu'à modeler certains choix de vie, parfois à regret, uniquement en fonction du prisme écologique. Quelles solutions leur proposez-vous dans votre ouvrage ?
A. D. : Quand l'écoanxiété est poussée, il arrive que l'on tombe malgré soi dans un cercle vicieux. La solution à un problème nous met face à un autre problème. Par exemple pour les déplacements, les biocarburants restent « mieux » que les autres mais l'on comprend rapidement que ce n'est pas suffisant. Les panneaux solaires paraissent une bonne idée et on apprend qu'ils nécessitent des minerais rares aux procédés d'extraction polluants, alors cela pose un cas de conscience. On peut ressentir le besoin de faire toujours « plus », parfois jusqu'à l'épuisement. Il faut alors trouver un équilibre pour éviter le burn-out, et éviter de s'oublier.
D'ailleurs, il n'y a pas de raison que les écoanxieux prennent tout sur leurs épaules alors que ce sont des changements systémiques et politiques qui devraient s'opérer. Il est donc très important de ne pas faire des choix « sacrificiels » que l'on pourrait regretter. Dès qu'il y a un renoncement qui coûte, il faut s'interroger et se demander si c'est pertinent pour soi. Si l'on a toujours souhaité avoir des enfants et qu'on choisit de ne pas en avoir en raison de sa perception d'un avenir potentiellement compromis, il faut s'interroger vraiment. Ce n'est pas anodin et cela peut induire une espèce de malheur ou trop de tristesse. Dès qu'on est dans le sacrifice, il vaut mieux reculer un peu pour ne pas s'abîmer.
Si le zéro déchet, avec tout ce que vous pouvez faire au sein de votre foyer, ne vous suffit plus – ce qui est souvent le cas quand on s'informe au fur et à mesure des années – n'hésitez pas à activer d'autres leviers comme un engagement extérieur, associatif, politique ou, au niveau local, dans l'école de vos enfants afin d'impulser des actions ou changements qui dépassent le seul cadre familial, et impactent votre environnement immédiat. Il faut d'abord se protéger pour préserver son engagement car à vouloir trop faire trop vite, et en embarquant tout le monde, c'est le meilleur moyen de se décourager, ce qui serait contre-productif.
P & S : Dans votre livre vous expliquez que la nature, les plantes et les végétaux sont d'une aide précieuse pour surmonter l'écoanxiété. Pouvez-vous nous en dire plus ?
A. D. : En effet, le contact avec le monde vivant, avec le beau est important pour le mental et rassurant quand on a l'impression que tout flambe. Cela permet de se rappeler qu'il existe une nature préservée, un peu sauvage, qui existe là, tout près, et que l'on peut préserver collectivement. Concernant les plantes et les végétaux, j'évoque en effet dans mon livre trois solutions spécifiques à l'écoanxiété. La première, c'est de s'enivrer des charmes de la nature en faisant des bains de forêt. La seconde est de revaloriser, de cultiver les acquis autour de ces thèmes en se réappropriant certains savoirs liés au jardinage qui peuvent également mener à une certaine autonomie plutôt valorisante. La troisième serait la transmission autour de ces savoirs, notamment à nos enfants et petits-enfants afin de les sensibiliser autour des vertus, de la beauté et des mystères de la nature. Nous savons aujourd'hui différencier un Picasso d'un Gauguin mais pas forcément une plante d'une autre. Or apprendre à reconnaître le chant d'un oiseau, à nommer les arbres et les fleurs peut réellement aider à diminuer notre écoanxiété car on se rapproche d'une nature que l'on voit évanescente et menacée, mais c'est aussi une nature qui est juste là, sous notre nez, ici et maintenant.
Des solutions face à l'écoanxiété
Dans son ouvrage lucide et sensible, Alice Desbiolles propose plusieurs façons de gérer les émotions qui nous submergent quand nous nous inquiétons pour l'avenir de la planète. Voici une petite sélection de ses propositions.
1. Lâcher-prise sans renoncer (se demander en quoi notre mal-être va changer les choses).
2. Apprendre à choisir et à mener ses batailles.
3. Vivre dans le présent, et moins dans des projections futures.
4. Désirer autrement pour se réaliser pleinement (en consommant moins, par exemple).
5. S'atteler à des tâches à notre portée.
6. Porter haut les couleurs de sa sensibilité (pour faire face aux moqueries ou à la marginalisation).
7. Se réapproprier des savoirs de base comme le jardinage.
L'écoanxiété. Vivre sereinement dans un monde abîmé, par Alice Desbiolles, éditions Fayard.