L'histoire de l'alimentation est politique
Notre siècle ne fait pas exception : son principal défi n'est pas la conquête spatiale mais de savoir comment nourrir 8 milliards d'humains sans détruire les écosystèmes. L'histoire aurait dû, à ce sujet, nous vacciner contre une double illusion, hélas meurtrière. Celle selon laquelle la table d'aujourd'hui serait nécessairement mieux que celle d'hier et forcément moins bien que celle de demain. L'histoire de l'alimentation dément cette conception faussement progressiste : on mourait moins de faim dans l'Égypte des pharaons que sous Louis XIV, et les mangeurs préhistoriques accédaient à une nourriture plus diversifiée que les français du XIXe siècle. L'histoire de l'alimentation n'est pas celle d'une longue marche triomphante vers un mieux, mais celle de conflits d'usages, avec l'alternative de mutualiser les stocks ou de laisser une minorité se les approprier, ou le choix entre détruire les châtaigneraies pour favoriser les pommes de terre ou le froment, et laisser le peuple vivre bien à sa façon. En effet, les puissants n'ont pu imposer leur conception de l'agriculture et de l'alimentation qu'en interdisant au plus grand nombre, souvent brutalement, d'autres façons de manger et donc aussi de vivre. Nous ne sommes pas en mesure de dire ce qu'aurait été l'histoire de l'alimentation si ces autres choix populaires avaient été respectés. […]
Autre illusion dont nous devrions faire le deuil : l'idée que le « progrès technique » et que les innovations en matière agricole seraient à même de répondre aux espoirs. Nos ancêtres se sont bercés de telles illusions depuis les grandes réformes de l'antiquité jusqu'à la monarchie absolue et la Révolution. La pomme de terre républicaine n'a pas plus émancipé l'humanité que le pain moyennâgeux ou, demain, les biotechnologies alimentaires. Ce n'est pas par hasard si le XIXe siècle progressiste, dont la mémoire collective n'a retenu que la légende dorée des grands gastronomes, fut un siècle particulièrement noir en matière d'alimentation populaire avec ses projets immondes de nourrir le peuple en utilisant tous les rebuts de l'industrie.
Une histoire de l'alimentation, témoigne de cette profanation du vivant lorsque les sociétés (et les puissants) ne se pensent plus comme nourricières, lorsque les enrichis ne perçoivent même plus ce qu'il y a d'immoral dans leurs excès et dans la démesure de leurs gaspillages alimentaires (estimés par l'Onu à 40 % de la production), lorsque les dirigeants n'imaginent plus ce que pourraient être des politiques alimentaires, alors que les Anciens avaient su déployer durant des siècles des lois somptuaires pour que les excès des uns ne privent pas les autres et des lois annonaires pour garantir l'approvisionnement de tous et de chacun. […]
Nous n'avons toujours pas appris, en plusieurs millénaires, à garantir le droit au banquet à l'ensemble de l'humanité, ce qui supposerait de concevoir une nouvelle symbolique, une nouvelle ritualité, d'autres pratiques.
Extrait de Une histoire politique de l'alimentation, du paléolithique à nos jours, Paul Ariès, éd. Max Milo.
À propos de l'auteur : Paul Ariès est un politologue spécialiste de l'écologie et de l'alimentation