De la beauté des myrtilles
Texte extrait de Myrtilles, la beauté des petites choses d'Henry David Thoreau (1817-1862), éditions Rivages poche, Petite Bibliothèque. Dans cet essai de 70 pages, l'auteur rend un bel hommage à cette baie qui tient une place particulière dans la culture nord-américaine, depuis l'époque des tribus amérindiennes.
« Bleuets et myrtilles sont des fruits si simples, si sains et si universels qu'ils sont de première importance pour notre peuple. Il est difficile d'imaginer un pays dépourvu de cette sorte de baies, dont les hommes comme les oiseaux se nourrissent. Qui recouvrent encore nos collines comme à l'époque où les Peaux-Rouges vivaient ici. Ne constituent-elles pas le principal fruit sauvage ?
Que signifie une telle profusion de baies uniquement en cette saison ? La Nature fait de son mieux pour nourrir ses enfants, et les couvées d'oiseaux qui viennent juste d'atteindre la maturité en trouvent désormais en abondance pour s'en nourrir. Le moindre buisson, la moindre vigne tient son rôle et propose un régime sain et succulent au voyageur. Il n'a pas besoin de s'éloigner de la route pour se procurer autant de baies qu'il le souhaite, qui sont de qualités et de variétés différentes selon que sa route le mène dans une plaine ou sur une hauteur, dans un terrain boisé ou dégagé : presque partout, des myrtilles de couleurs et de saveurs différentes ; des bleuets à feuilles étroites, plus grands quand le sol est humide ; des bleuets sauvages avec leur goût acide agréable quand son chemin le conduit à travers un marais ; deux variétés de bleuets à corymbes, si ce n'est plus, pratiquement dans chaque plaine, sur chaque berge sablonneuse et sur chaque tas de pierres.
Les hommes finissent par entretenir la même relation à la Nature que les animaux qui cueillent et mangent chemin faisant. Champs et collines sont une table constamment dressée. Les boissons diététiques, les cordiaux, les vins de toutes sortes et de toutes qualités, sont contenus dans les peaux d'innombrables baies pour qu'ils se désaltèrent, et ils les dégustent à tout instant. Ils semblent nous être offerts non pas tant comme une nourriture que comme un acte de socialité, en nous invitant à un pique-nique avec la Nature. Nous cueillons et mangeons en souvenir d'elle. C'est une sorte de sacrement, une communion : les fruits non défendus, et nul serpent pour nous induire en tentation de les manger. Saveurs délicates et innocentes qui nous relient à la Nature, font de nous ses hôtes et nous donnent droit à son attention et à sa protection.
Quand je vois, comme aujourd'hui, en gravissant l'une de nos collines, des buissons de myrtilles et de bleuets ployer jusqu'à terre sous le poids des fruits, je me dis que ces fruits devraient pousser sur les collines les plus olympiennes ou celles qui s'élèvent le plus vers les cieux. »