Le pastel des teinturiers, l’or bleu de la ville rose
Utilisé depuis l’Antiquité pour ses vertus médicinales, le pastel (Isatis tinctoria) est une plante crucifère ressemblant à une grosse salade. Cette plante fourragère qui ne paie pas de mine, malgré les petites fleurs jaunes dont elle s’orne en été, a fait la fortune et la grandeur de la ville de Toulouse et de sa région aux XVe et XVIe siècles. Retour sur l’épopée fugace de l’or bleu du Lauragais…
Résistante, facile à cultiver, voire « envahissante », l’isatis est originaire d’Asie, où sa racine est utilisée dans la pharmacopée de la médecine traditionnelle chinoise sous le nom de bai langen. Connue pour ses vertus thérapeutiques depuis l’Antiquité, elle est efficace sur les problèmes respiratoires mais on lui prête aussi des propriétés antibactériennes, diurétiques et antivirales. Ses feuilles sont utilisées en pansements pour leurs effets cicatrisants et anti-inflammatoires. Mais c’est pour ses propriétés tinctoriales que le pastel s’est répandu en Europe, et a fait la fortune des grands marchands du triangle Toulouse-Albi-Carcassonne au XVIe siècle.
Dans l’Égypte ancienne, l’isatis était déjà utilisé pour ses propriétés tinctoriales sur les bandelettes enveloppant les momies, le bleu symbolisant l’éternité. Dès le XIIe siècle, le pastel est cultivé dans toute l’Europe. Au XIVe siècle, le commerce du pastel est déjà bien lucratif, la ville d’Albi dominant déjà dans la région occitane malgré la concurrence des pays limitrophes comme l’Espagne ou l’Italie. Il faut dire que la région se prête bien à la culture de la plante, qui croît sur sols secs, mais ne craint ni le froid ni l’humidité. C’est au XVe siècle que Toulouse comprend le potentiel lucratif de sa position stratégique, située entre zones de cultures pastelières et ports d’exportation. Les cultures et moulins pasteliers commencent alors à se généraliser dans la région. Au début du XVIe siècle, les grands marchands entrent dans le système. C’est le début de l’âge d’or du « bleu de cocagne ».
Pourtant, jusqu’au milieu du XVe siècle, Toulouse est une ville pauvre et mal entretenue, détruite par de nombreux incendies, fatiguée par l’épidémie de peste noire de 1358 qui a ravagé près de 30 % de la population et par la guerre de Cent Ans. Entre 1450 et 1560, la région vit sa Renaissance : châteaux et pigeonniers ornent les campagnes, tandis que Toulouse se pare d’hôtels particuliers somptueux, symboles de la richesse et de la puissance des marchands pasteliers. Parmi eux, l’hôtel d’Assezat, édifié pour le marchand pastelier Pierre d’Assézat, abrite aujourd’hui le...
musée de la fondation Bemberg. Pendant près d’un siècle, « l’or bleu » fit la fortune de Toulouse et, plus largement, du « Triangle d’or » qu’elle forme avec Albi et Carcassonne.
De cité bleue à ville rose
Pourtant, à partir de 1560, l’horizon s’assombrit. Les raisons sont multiples : mauvaises récoltes, marché saturé, pratiques douteuses des marchands… Les guerres de religion n’arrangent rien.
Les Portugais et les Espagnols portent le coup de grâce à la cocagne en faisant venir l’indigotier des Caraïbes et des Amériques. Une plante moins chère et dont il est plus facile d’extraire le pigment (simple trempage des feuilles). Au début, pour sauver la mise, les marchands pasteliers tentent de façon malhonnête de mélanger de l’indigo dans les cuves de pastel, sans pour autant réussir à endiguer la chute déjà amorcée. C’est la fin de l’âge d’or du pastel.
Mais pour comprendre le déclin rapide du commerce du pastel dans le Lauragais, il faut souligner que les marchands toulousains sont pour la plupart des roturiers enrichis qui se soucient davantage d’étaler leur richesse en investis- sant dans les hôtels particuliers que d’élaborer des stratégies d’investissement lucratives. À la fin du XVIe siècle, le pastel est toujours présent dans le triangle Toulouse-Albi-Carcassonne, mais l’âge d’or du pays de cocagne est bel est bien terminé. Malgré un léger regain d’intérêt pour la culture du pastel sous Napoléon pour la teinture des uniformes de la Grande Armée, il ne parvient pas à détrôner l’indigo.
Depuis la fin des années 1990, des passionnées tentent de faire revivre la culture du pastel. À Lectoure, dans le Gers, c’est Henri Lambert, qui cultive la plante, puis en extrait le pigment pour en fabriquer une teinture 100 % naturelle utilisée dans les peintures, cosmétiques et vêtements vendus par son entreprise « Bleu de Lectoure ».
Vers un nouvel âge d’or ?
Le Groupement coopératif occitan (GCO) a mis en place des cultures d’isatis chez plusieurs agriculteurs à Castelnaudary afin d’en récolter… les graines (et non plus les feuilles, habituellement utilisées). En collaboration avec le laboratoire de l’École nationale supérieure de chimie de Toulouse, ils ont orienté leurs recherches sur les graines de pastel, qui renferment près de 30 % d’huile aux propriétés revitalisantes et cicatrisantes. « Graine de pastel », première marque de cosmétique française à mettre en avant les propriétés de l’huile de pastel, possède aujourd’hui des boutiques à Toulouse, Carcassonne et Paris.
À Toulouse, Jean-Jacques Germain et Sandrine Banessy ont crée Terre de Pastel. « Ça m’énervait de voir que personne ne s’intéressait au pastel. Car sans pastel, il n’y a rien à Toulouse… » explique M. Germain qui souhaite voir le pastel s’inscrire dans le patrimoine français. Et ça marche ! Loin du succès fulgurant d’autrefois, l’intérêt pour le pastel renaît pourtant dans la région, notamment grâce à ses propriétés médicinales et cosmétiques.
Un long processus
De la semaille à la commercialisation du pastel, il se passait près de 8 mois. Après la cueillette, les feuilles de l’isatis tinctoria étaient séchées, puis emmenées au moulin pastelier afin d’en composer une bouillie, mise ensuite en tas afin de faire fermenter les plantes et obtenir une pâte. De cette pâte malaxée par les femmes, étaient formées des sortes de « boules », appelées aussi « cocagnes », qui donnèrent le nom de « pays de cocagne » à la région en référence à un lieu imaginaire où règne la fête et l’abondance. Une fois séchées, les « cocagnes » brisées pouvaient laisser apparaître un intérieur violet. On les réduisait en une poudre, qui devait fermenter 4 à 5 mois, avant d’être stockée pour « vieillir ». Plus l’étape de vieillissement était longue, meilleure était la teinture. Malheureusement, lois du commerce oblige, les marchands ne laissaient guère plus de deux mois à l’« agranat » pour mûrir.
Terre de pastel, le renouveau
Créée en 2013, à l’initiative de deux passionnées de la région et de son patrimoine, Jean-Jacques Germain et Sandrine Banessy, l’entreprise Terre de pastel fait revivre le pastel avec la création d’un complexe à Labège, au sud de Toulouse. Le site associe un musée retraçant l’histoire du pastel dans la région et proposant des ateliers autour de la plante, un spa, un restaurant et une boutique dans laquelle on trouve des produits cosmétiques développés en partenariat avec un laboratoire de recherche. On y trouve aussi du linge de maison, et d’art de la table fabriqué dans leur propre atelier de couture et même… du miel de pastel dont le goût « neutre » accompagne à merveille les plats sucrés-salés. Saviez-vous que la teinture de pastel était aussi utilisée comme base pour la peinture dans les arts graphiques, mais aussi dans le bâtiment ? « C’est un bleu magnifique, apaisant », explique M. Germain, « et qui a le pouvoir d’éloigner les mouches. »