Quel avenir pour les parfums naturels ?
Le secteur de la parfumerie a de plus en plus recours aux substances naturelles afin de répondre aux attentes des consommateurs. Mais réaliser de telles fragrances à partir de matières premières issues de la nature reste encore aujourd'hui une prouesse. Entre savoir-faire technique, engagement plus ou moins sincère des fabricants et limite des ressources disponibles, parfumeurs et directeurs de marques partagent leur avis et leur vision des parfums naturels.
À l’origine de la parfumerie, il n’y avait que du naturel. C’est en Égypte que sont confectionnés les premiers parfums, dont le mythique kyphi, encens utilisé en fumigation pour honorer les dieux. Plus tard, les Grecs créent des parfums à base de pétales de fleurs qu’ils font macérer dans de l’huile d’olive. Mais au cours du XIXe siècle, l’essor de la chimie révolutionne la parfumerie, en permettant la synthèse de molécules novatrices, ainsi que la recomposition d’odeurs naturelles.
De grandes maisons usent de ces nouvelles ressources issues de la chimie : Chanel fait la part belle aux aldéhydes pour créer l’emblématique N° 5, l’hédione à l’origine de la senteur de jasmin prodigue la couleur de l’Eau sauvage de Dior, la calonne donne sa note aquatique à l’Acqua Di Giò de Giorgio Armani… Avec près de 4 000 arômes de synthèse disponibles, contre quatre cents en naturel, la synthèse a démocratisé la parfumerie et enrichi la palette olfactive des parfumeurs. Mais à l’heure où une méfiance s’est développée envers le synthétique (les ingrédients tels que silicones et phtalates sont soupçonnés d’être des perturbateurs endocriniens dans le cadre de la parfumerie) et où les consommateurs se tournent de plus en plus vers des produits d’origine naturelle, plusieurs grandes marques, telles que Guerlain avec la collection des Aqua Allegoria, ou Chloé avec Nomade, font évoluer leurs formules. Pour Romain Ruth, directeur général de la marque de cosmétique et de parfumerie naturelle Florame, le 100 % naturel et bio a toujours été une raison d’être. « Le parfum des matières naturelles est le plus délicat. Il y a un charme, une vibration, un feeling et des variations de senteurs inégalables qui s’en dégagent. » Maxime Gransart, directeur général de TechnicoFlor, entreprise qui formule des parfums naturels et synthétiques pour les grands noms de la parfumerie, met en avant l’objectif de « créer une parfumerie qui soit plus saine pour la santé du consommateur et pour l’environnement en utilisant moins de dérivés et de produits chimiques ». Qu’il s’agisse pour les marques d’un tournant ou d’un positionnement depuis leur commencement, créer des parfums à base de matières naturelles représente un challenge. Delphine Thierry, créatrice de parfums indépendante à Grasse, a démarré sa carrière en travaillant des parfums synthétiques avant de s’orienter en 2011 vers les matières naturelles suite aux sollicitations des marques. « Il a fallu que je réapprenne mon métier pour pouvoir formuler des parfums naturels qui soient raffinés, facettés, plaisants et complexes car on se retrouve avec peu de matières premières par rapport à ce que peut offrir la parfumerie conventionnelle. C’est un peu comme si l’on devait exprimer des choses avec moins de mots », décrit-elle.
Se passer de certaines odeurs
Même si beaucoup de notes et d’accords floraux épicés, boisés et fruités s’obtiennent en parfumerie naturelle, se parfumer en 100 % naturel demande parfois d’accepter de changer ses habitudes de consommation, en se passant d’odeurs fournies uniquement par la chimie de synthèse.
- La figue, par exemple, s’obtient avec deux molécules dont l’une (la stémone) n’existe pas dans la nature. Comme pour de nombreux fruits, il n’est pas possible d’extraire directement une huile essentielle naturelle à partir de cette matière première.
- Pour les boisés ambrés, les parfumeurs naturels essaient de se rapprocher de ces notes de fond à l’impact intense et puissant en employant du santal, du cèdre ou du vétiver.
- Quant aux muscs (d’origine animale mais interdits), certains parfumeurs obtiennent des odeurs proches avec la graine d’une plante nommée ambrette (Abelmoschus moschatus).
Formuler différemment
Ne pas faire appel à la pétrochimie implique en effet une inventivité nouvelle. Car les matières premières naturelles sont complexes et trouver des moyens d’unir harmonieusement toutes leurs facettes demande un travail de fourmi. Pour exemple, les huiles essentielles, à la différence des molécules isolées (souvent utilisées en parfumerie conventionnelle) exigent de prendre en compte des centaines de molécules odorantes. Dans celle de rose, on retrouve aussi bien des notes cireuses, fraîches, très vertes et d’autres spécifiques à la rose. « Ça en fait déjà des mini-compositions en soi ! », explique Delphine Thierry. « Je recherche des synergies, des résonances entre les matières premières, je travaille plus en profondeur et avec plus de subtilité. » Isabelle Parrot, cofondatrice des parfums de niche Arthur Dupuy, a quant à elle préféré un compromis en utilisant des matières premières responsables, sans toutefois s’interdire le synthétique, toutes les senteurs n’ayant pas d’équivalent naturel. « Tout est une question de balance. Le naturel s’enrichit du synthétique qui lui donne originalité et finesse de tenue, et le synthétique se sublime en présence du naturel », explique la spécialiste. Si les points de vue diffèrent sur le choix et l’intérêt d’une formule parfumée à 100 % naturelle, le coût de production représente un critère non négligeable pour de nombreuses maisons de parfums. « Ce qui vient de la nature, comme les huiles essentielles, coûte cher », éclaire Christine Lucas, parfumeuse chez TechnicoFlor. À cela s’ajoute le coût des procédés d’extraction, de l’alcool qui, s’il est biologique et français, revient presque quatre fois plus cher qu’un alcool standard… « Il ne faut pas s’imaginer qu’un parfum 100 % naturel puisse être vendu au même prix qu’un parfum conventionnel », conclut Delphine Thierry. Car oui, même si certains parfums 100 % naturels comme ceux des gammes Florame (qui limite ses marges) ou Floratropia (qui économise avec un packaging très simple) restent abordables, se parfumer au naturel coûte en moyenne deux à trois fois plus cher.
De plus, privilégier la nature à la synthèse demande aux marques de s’adapter au caractère instable des matières prélevées dans la nature. « Si l’on aime et souhaite se parfumer avec du naturel, cela demande d’accepter qu’un parfum ne peut pas être un produit clonable à l’infini », explique Isabelle Parrot. À la différence des parfums synthétiques dont le mélange est établi, lissé puis standardisé pour fournir au consommateur un produit identique année après année, la parfumerie naturelle est tributaire des aléas climatiques pouvant affecter l’obtention ou la qualité des matières premières. « Comme dans le vin, il y a des années où l’on doit accepter des pénuries, relate Romain Ruth, président de Florame. Quand on fonctionne avec de la synthèse, tout est beaucoup plus simple et stable », reconnaît-il.
Du naturel synthétique ?
Malgré ces problématiques, de plus en plus de marques de luxe font le choix d’accepter ces contraintes en optant pour des ingrédients issus de la nature, mais aussi en adoptant des flacons rechargeables en verre recyclé ou encore des alcools de betterave ou de blé bio. Mais si la plupart des marques affichent le haut pourcentage de naturalité de leurs parfums, la réglementation actuelle permet, pour nombre d’entre elles, de surfer sur la vague du naturel tout en camouflant certains ingrédients de synthèse. En effet, l’ARPP (Autorité de régulation professionnelle de la publicité) réserve la mention « naturel » aux produits contenant 95 % d’ingrédients naturels, mais ceux-ci peuvent être définis de deux façons. La norme classique, l’ISO 16128, prend en compte l’alcool dans le calcul de la naturalité, or celui-ci représente 80 à 85 % d’une formule parfumée. Il est ainsi aisé pour les marques d’atteindre le seuil de 95 % d’ingrédients naturels même avec un concentré de parfum à dominante synthétique. Beaucoup plus contraignante, l’ISO 9235 garantit qu’en plus de l’alcool, toutes les matières premières utilisées dans le concentré de parfum (qui sera ensuite mélangé à l’alcool) soient naturelles. Deux normes quasi inconnues du public, qui se fie uniquement à la mention « naturel ». Certains parfumeurs qui s’emploient à respecter sincèrement l’ensemble des contraintes attachées au 100 % naturel s’en émeuvent. « Il y a beaucoup d’opportunisme », s’agace Delphine Thierry. Pour comprendre si ce que l’on achète est vraiment naturel, on pourra prendre comme premier critère les labels Cosmos Organic (pour un parfum bio en plus d’être naturel), Cosmos Natural ou encore Slow Cosmétique, qui font l’objet de contrôles stricts.
Quid des allergies ?
Les parfums naturels sont soupçonnés d’être plus allergisants que les synthétiques. « Tout est question de quantité », éclaire Christine Lucas, parfumeuse chez TechnicoFlor. « Un parfum synthétique n’est pas moins allergisant qu’un naturel, puisqu’on fait en sorte que ces matières premières au potentiel allergène soient présentes en quantités très restreintes dans le parfum naturel. » Parmi les molécules allergisantes les plus présentes dans les matières premières odorantes, on trouve le citral (dans le citron), le limonène (dans l’orange), le géraniol (dans la rose) ou encore l’eugénol (dans le clou de girofle, photo). La liste compte une petite trentaine de substances. La réglementation oblige les marques à préciser sur les emballages de tout produit parfumé vendu en Europe, celles qui sont présentes. « Si vous n’avez pas d’allergies connues à ces composants, vous n’avez pas à craindre une réaction allergique en portant un parfum qui en contient », rassure Christine Lucas.
Des senteurs qui savent se tenir
Il est souvent reproché aux parfums naturels de ne pas tenir sur la peau. La parfumerie conventionnelle utilise en effet des fixateurs tels que les bois ambrés et les muscs de synthèse, des matières premières taboues en parfumerie naturelle. Mais la tenue dépend déjà du type de parfum utilisé. « Il se passe la même chose dans les parfums conventionnels, comme les eaux fraîches de Cologne qui sont peu persistantes », relativise Romain Ruth, directeur de la marque Florame. Par ailleurs, la palette des parfumeurs naturels ne cesse de s’agrandir. Ainsi, certaines molécules aromatiques tenaces peuvent aujourd’hui être utilisées afin de rendre les parfums naturels plus résistants, tels que la poudre de racine d’iris, les huiles essentielles de vétiver, de patchouli ou de cèdre, qui sont peu volatiles.
La limite des ressources
Même si le naturel rassure et apparaît comme plus raffiné et plus sain par rapport au synthétique, se pose la question des ressources naturelles odorantes, qui ne sont pas inépuisables. Déjà, certaines matières comme le santal ou le bois de gaïac ont été surexploitées. « La parfumerie naturelle est certes en expansion, mais elle ne pourra pas devenir majoritaire. Ce n’est pas possible de produire en quantité industrielle ce qu’impose le marché de la parfumerie aujourd’hui, et on ne pourra pas parfumer tout le monde à ce prix-là », prévient Delphine Thierry. Selon Maxime Gransart, le futur des parfums se dessinera avec des naturels « durables ». « Si demain, toutes les grandes marques se mettent à faire du 100 % naturel, on ne pourra pas remplacer les champs de pommes de terre par des champs de roses. Mais la limitation des ressources s’anticipe ! », tempère-t-il. Notamment par la pratique de techniques de parfumerie plus raisonnées, plus vertueuses, moins polluantes, telles que l’upcycling (qui consiste à créer des ingrédients de parfumerie à partir de déchets naturels, comme le fait déjà TechnicoFlor), voire en faisant appel à des techniques de chimie verte ou de biotechnologie. Sans doute, les parfums naturels n’en sont qu’au début de leur histoire.