Loi Labbé ou l'espace public libéré des pesticides
Après les parcs, les voiries, les forêts, la loi Labbé interdisant les produits phytosanitaires dans les espaces publics s'est étendue, depuis le 1er juillet 2022, aux terrains de camping, aux cimetières et aux terrains de sport. Collectivité pionnière, gérant de camping et conservateur de cimetière évoquent les nouvelles habitudes depuis que le naturel a remplacé la chimie.
Du vert sur les trottoirs. Des petites fleurs sauvages au milieu du granit. Comme dans de nombreux cimetières en France, celui du Père Lachaise, à Paris, a abandonné les bidons d’herbicides et laisse s’épanouir les « mauvaises herbes ». Au camping trois étoiles La Vie, en Vendée, le gazon remplace peu à peu les graviers. C’est l’effet de la loi Labbé qui, depuis 2017, interdit l’usage de produits phytosanitaires dans les espaces verts publics. Depuis juillet 2022, l’interdiction s’étend désormais aux habitations et lieux fréquentés par le public ou à usage collectif (cimetières, campings, écoles, établissements de santé, centres de loisir et de tourisme, etc.). Nommée d’après son créateur, le sénateur Vert du Morbihan Joël Labbé, la loi faisait suite à une mission d’information pointant l’impact des pesticides sur la santé et l’environnement. Ces produits chimiques ont en effet été utilisés partout en France depuis les années 1970 afin de lutter contre les adventices, les insectes ravageurs ou encore les champignons. Leurs effets néfastes sur la santé humaine (Parkinson et le cancer de la prostate sont reconnus comme maladies professionnelles chez les agriculteurs) et celle des sols, sur la pollution de l’air et de l’eau ont depuis fait l’objet de nombreuses études et rapports scientifiques. « Convaincu à l’époque de la dangerosité des pesticides, je m’étais dit qu’on devrait arriver à en interdire l’usage en dehors du monde agricole. On m’a répondu que j’étais un rêveur utopiste, que cette loi ne passerait jamais », révèle le sénateur Joël Labbé. Force est de constater que neuf ans plus tard, le pari est réussi. En dehors des zones agricoles donc, seuls les stades réservés aux compétitions de haut niveau et les golfs sont encore épargnés par l’interdiction. Ils ont jusqu’en 2025 pour s’adapter, alors qu’un collectif de scientifiques alertait déjà en 2018 sur l’effet néfaste pour la santé des sportifs des antifongiques dispersés sur les pelouses.
Historique de la loi Labbé
2014 Promulgation de la loi Labbé visant à mieux encadrer l’utilisation des produits phytosanitaires sur le territoire national.
2017 Interdiction des pesticides chimiques pour l’État, les collectivités locales et les établissements publics. Fin de la vente en libre service des pesticides chimiques pour les particuliers.
2019 Élargissement de l’interdiction aux particuliers.
2022 Nouveaux lieux concernés par l’interdiction : propriétés privées, hôtels, terrains de camping, parcs de loisirs et d’attraction, cimetières, jardins familiaux, aires de repos, établissements d’enseignement, de santé, terrains sportifs.
De nouvelles pratiques
Retour au célèbre cimetière du Père-Lachaise donc, où les 13 hectares végétalisés sont entretenus sans pesticides depuis 2016. Conséquence ? « Si l’on n’est pas organisé, on est vite dépassé ! Le travail des cantonniers est plus difficile. Le ramassage des feuilles et le désherbage sont une course sans fin », souligne Benoît Gallot, conservateur du lieu et auteur de La Vie secrète d’un cimetière (éd. Les Arènes). Pour structurer l’entretien du cimetière, il a fait appel à un bureau d’études et met en œuvre un plan de gestion différenciée des espaces verts. Concrètement, celui-ci consiste à éviter de tondre ce qui n’a pas besoin d’être tondu. « Le désherbage autour des tombes où ont lieu les enterrements et les bordures des chemins fréquentés sont prioritaires par rapport aux divisions où personne ne passe », explique-t-il.
Plus à l’est, en Haute-Savoie, les voiries fleuries et les abords verdoyants du lac d’Annecy apparaissent parfaitement maîtrisés. « C’est le résultat d’années de réflexions sur la gestion au naturel de ces espaces, et d’un personnel conséquent », affirme Louis Ricard, chef du pôle entretien espaces verts de la ville. L’homme, âgé de 57 ans, raconte avoir été témoin de l’effondrement de la faune et de la flore, et sujet à des problèmes de santé lorsqu’il désherbait dans les années 1985 à 1992 à l’aide d’herbicides en banlieue parisienne. « Mes collègues et moi-même avions des maux de tête et des diarrhées, on utilisait ces produits sans protection à l’époque ! ». Sensibilisée au développement durable depuis les années 2000, la ville d’Annecy mène une gestion raisonnée et différenciée de ses espaces verts où chaque parc, jardin, voirie bénéficie d’une tonte, de plantations et d’un arrosage adaptés à ses spécificités, sa localisation et sa vocation. Rien n’est laissé au hasard, pas même les pieds d’arbres qui sont couverts de graminées à pousse lente telles que la saponaire et le chrysanthème afin de limiter les espaces disponibles pour les adventices et faciliter ainsi le travail des jardiniers.
Dans l’industrie du tourisme, là aussi, les pratiques évoluent. Au sud de la France, Marie Viennet est gestionnaire de l’abbaye Saint-André à Villeneuve-lès-Avignons, dont le jardin de deux hectares est classé jardin remarquable. Depuis 2017, l’entretien du lieu, qui accueille 30 000 visiteurs chaque année, se fait à la main et au désherbeur thermique (un outil libérant une température d’au minimum 600 °C). Des pratiques écologiques coûteuses en temps. « Avant, un passage en début de saison suffisait. Maintenant, le jardinier ne fait que désherber. C’est contraignant, mais gratifiant de voir la nature s’exprimer », dit-elle en décrivant les vipérines, les coquelicots et les immortelles sauvages qu’elle laisse s’épanouir dans les allées.
Pédagogie et savoir-faire
Depuis sept ans, Yoann Beauvilain, gérant et responsable technique du camping La Vie, en Vendée, a quant à lui troqué le désherbant total pour la tondeuse et la binette sur ses sept hectares. En remplacement des chemins en graviers, l’herbe empêche, grâce aux racines, le développement de nids-de-poule creusés par les voitures. Sur les massifs, lierre rampant et géranium étouffent les herbes folles et autour du plan d’eau, un écopâturage composé de paons, canards et moutons assure le désherbage. Malgré tout, les herbes restent difficiles à contrôler. « Arriver à l’accueil d’un camping envahi d’herbes hautes, ce n’est pas esthétique pour les clients. On tond cet endroit plus que les autres », explique le gérant. Car ces nouveaux paysages verdoyants et florissants impliquent aussi un changement de vision de la nature chez les habitués à des tontes régulières.
Alors, pour éviter que les visiteurs associent cette nature foisonnante à un manque d’entretien, chacun a sa méthode. La propriétaire de l’abbaye Saint-André mise sur la médiation. « En début de visite, une vidéo explique notre gestion écologique », relate Marie Viennet. « Tout réside dans l’art de présenter la friche », estime quant à lui l’Annécien Louis Ricard, qui nous révèle sa technique particulière. « Tondre de façon soignée et droite en bordure des herbes hautes montre que la zone en friche est voulue et contrôlée », décrypte-t-il.
Les pesticides en chiffres
Si les pesticides sont désormais interdits dans les espaces publics, leur utilisation reste encore très présente sur le territoire, notamment dans le monde agricole, comme en témoignent ces chiffres récemment publiés.
- 110 000 tonnes de pesticides sont consommées par an en France.
- 1 000 km : la distance sur laquelle les pesticides peuvent être emportés par le vent.
- 17 fois plus riche, c’est la biodiversité des exploitations agricoles biologiques face aux exploitations conventionnelles.
- 385 millions de cas d’empoisonnement recensés chaque année dans le monde.
Source : Atlas des pesticides, 2023
Mais l’attente d’une verdure domptée semble répondre également à une norme sociale et culturelle. En Vendée, Yoann Beauvilain ressent une plus grande réticence à apprécier une nature désinvolte au sein des campings 4 et 5 étoiles situés sur la côte. « Plus le client paie cher, plus il attend une prestation sans herbes et poussières qui dépassent. Le naturel ne fait pas partie des critères de luxe ! Petit à petit, les mentalités vont évoluer, mais cela prendra des années », pointe le gérant.
Le milieu le plus sensible reste encore peut-être les cimetières, lieux sacrés où une végétation spontanée peut être perçue comme un manque de respect pour les défunts, notamment chez les anciens. Si, au Père-Lachaise, Benoît Gallot révèle avoir essuyé de nombreuses critiques, il constate une évolution des mentalités depuis la crise du Covid. « Le rapport à la nature a changé. J’ai même certaines familles qui m’écrivent pour me dire que cette nature les aide à faire leur deuil. Mais il y a une part d’irréductibles qui ont toujours connu les cimetières “propres” », finit-il par admettre.
Méfiance vis-à-vis des désherbants maison
Depuis l’interdiction en 2019 de la vente aux particuliers de désherbants chimiques, d’aucuns ont cherché à les fabriquer eux-mêmes. Mais gare à ne pas mélanger javel et vinaigre ! Combinées, ces deux substances produisent un chlore gazeux pouvant provoquer une intoxication avec pour symptômes une toux, une difficulté à respirer ou une irritation des voies ORL. Mieux vaut se tourner vers les produits de « biocontrôle » portant la mention « Emploi autorisé au jardin » (EAJ). Des solutions alternatives sont proposées sur le site Jardiner autrement.fr
Retour de la biodiversité
À ce jour, l’un des effets les plus visibles de la loi Labbé en ce lieu est sans doute le retour de la vie sauvage. En témoigne le compte Instagram @lavieaucimetière créé par Benoît Gallot, qui photographie renardeaux, rouges-gorges, pies et mésanges entre les tombes. « Cinq à six ans après l’arrêt des pesticides, les abeilles, les coquelicots, les oiseaux sont réapparus », raconte-t-il. À Annecy, « dès qu’on laisse une pelouse tranquille, c’est le retour immédiat des sauterelles et des papillons », constate Louis Ricard, émerveillé par la capacité de régénération de la nature. Quant à Yoann Beauvilain, gérant du camping vendéen, il a vu ses cendriers se transformer peu à peu en nids à mésanges. Un constat qui vient appuyer les résultats d’une nouvelle étude américaine pointant les pesticides comme principaux responsables du déclin des oiseaux.
S’il est encore trop tôt pour évaluer l’impact de la loi Labbé sur la santé humaine et environnementale, on ne peut que se réjouir des avancées en matière de gestion collective des espaces verts sans produits phytosanitaires. Espérons désormais que ces réussites puissent un jour s’étendre à l’ensemble du territoire, en inspirant notamment le monde agricole, qui peine à concilier activité économique et santé environnementale et humaine.
3 questions à Joël Labbé
Avec le vote en 2014 de la loi portant son nom et interdisant l’usage des pesticides dans l’espace public, le sénateur écolo de 70 ans a réussi à faire évoluer tout un pan des pratiques de la société. Deux mois avant la fin de son mandat, il revient sur le combat mené ces dernières années, et nous parle aussi d’avenir.
Parlez-nous des avancées liées à l’extension de la loi Labbé…
J. L. Les villes se sont végétalisées. Laisser pousser la nature est une réponse à l’arrêt des pesticides. On a remis de la vie sur les trottoirs, dans les cimetières, c’est une petite révolution ! Le métier de jardinier est réhabilité, un écosystème se remet en place, qui rafraîchit les villes. Surtout, les employés chargés de l’entretien des espaces verts ne sont plus exposés aux dangers des pesticides.
Avez-vous rencontré des freins ?
J. L. Il y a toujours des conservateurs, mais depuis que la loi est passée, je n’entends plus de reproches. La résistance vient surtout du monde agricole. L’agriculture bio sans pesticides est insuffisamment aidée pour qu’elle puisse se développer davantage. Il y a un lobbying outrancier : entre la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), les firmes produisant des engrais et pesticides, l’industrie agro-alimentaire, les grosses coopératives… Tout ça fonctionne ensemble pour surtout ne rien changer au modèle, c’est énervant !
Néonicotinoïdes, S-métolachlore… Les pesticides sont au cœur de débats enflammés. La loi Labbé risque-t-elle un retour en arrière ?
J. L. Non, il y aurait trop de levées de boucliers ! Les mairies se la sont appropriée, certaines ONG poursuivent leur travail d’investigation sur la dangerosité des pesticides, les citoyens sont sensibilisés sur le sujet et le monde scientifique s’exprime. Je continuerai de veiller sur cette loi même quand je ne serai plus sénateur. J’ai pour ambition qu’elle devienne européenne !