Agriculture
L'agroécologie, un modèle à suivre
Comment réconcilier l'agriculture, la nature et le bien-vivre des paysans ? L'équation n'est pas simple et pourtant, des chercheurs du CNRS et de l'Inrae montrent que des solutions existent grâce à l'agroécologie. Leurs expérimentations, menées sur le terrain en Nouvelle-Aquitaine avec des cultivateurs bio et conventionnels, le prouvent.
À Chizé (Deux-Sèvres), au cœur des grandes plaines céréalières, chercheurs et agriculteurs collaborent depuis trente ans pour tester grandeur nature les principes de l'agroécologie. Cette approche va plus loin que la culture en mode biologique. Elle s'appuie sur le fait que l'agriculture a besoin de la biodiversité pour exister afin de maintenir des sols vivants et des cultures pérennes et productives. Pour cela, il faut bien sûr réduire les pesticides, mais aussi adopter des techniques de production qui préservent la terre au lieu de l'épuiser. Des méthodes que les scientifiques du CNRS et de l'Inrae expérimentent avec 130 agriculteurs locaux cultivant en bio et en conventionnel dans une « zone atelier » de 450 km2.
« Nous voulions montrer que l'agroécologie en plein champ est faisable, réaliste et intéressante à la fois au niveau agronomique, économique et écologique », résume Vincent Bretagnolle, directeur du Centre d'études biologiques de Chizé (CEBC) et auteur de Réconcilier nature et agriculture (éd. du CNRS). Et les résultats le prouvent ! Trois décennies de collecte de données et douze ans d'expérimentations, réalisées avec les agriculteurs sur les différentes cultures (blé, tournesol, maïs, colza…), montrent que le modèle agroécologique fonctionne et permet d'augmenter les revenus et parfois même les rendements.
Malgré des centaines de tests probants et la forte implication des agriculteurs dans les expérimentations, « la transition vers cette nouvelle pratique est encore très modeste sur le terrain », soupire Vincent Bretagnolle. « Or il va falloir accélérer drastiquement, on n'a pas trente ans devant nous au vu des enjeux écologiques et économiques ! » Pourquoi un tel paradoxe ?
Les freins sont multiples. Par exemple, produire en agrochimie est moins aléatoire que cultiver de manière plus naturelle. Alors les chercheurs réfléchissent à un système d'assurance mutualiste entre agriculteurs pour couvrir ceux qui prennent le risque de diminuer fortement les pesticides. Une autre pression vient de l'industrie agroalimentaire et de sa demande de produits normés et calibrés, peu compatibles avec l'agroécologie. Enfin, difficile de changer de modèle lorsque la France ne cesse de repousser la diminution effective des pesticides (lire l'encadré ci-dessous) et que la politique agricole de l'Union européenne soutient quasi exclusivement le modèle conventionnel en consacrant seulement 1 % de son budget au bio.
Clairement, il faut du temps pour que le changement prenne racine mais à Chizé, il est en marche malgré tout. Dans cette zone, on atteint le nombre record de 20 % d'exploitations bio alors qu'on est en culture intensive, un chiffre qui a triplé depuis trente ans… c'est-à-dire depuis l'arrivée des équipes scientifiques. Difficile de ne pas y voir le résultat de leur long travail de terrain qui, à travers diverses techniques et expérimentations, montre que l'on peut évoluer vers une agriculture plus vertueuse. En voici la démonstration avec trois exemples d'expérimentation :
Préserver la vie des sols en arrêtant le labour
En observant le travail des cultivateurs bio, les chercheurs du Centre d'études biologiques de Chizé se sont aperçus qu'ils labouraient beaucoup leurs terres et recouraient largement au désherbage mécanique pour supprimer sans herbicides les adventices (mauvaises herbes). Or, « ces pratiques sont très contre-productives car elles malmènent les sols sur 15 cm de profondeur et déstructurent la matière organique en éliminant les micro-organismes et les vers de terre », souligne l'écologue Vincent Bretagnolle. Depuis dix ans, son équipe travaille donc avec 40 agriculteurs bio sur différentes parcelles pour comparer les effets des techniques de labour profond avec ceux d'un simple « déchaumage », c'est-à-dire un grattage de la terre sur 2 cm, pratiqué juste avant le semis.
Résultat, les terres « déchaumées » ont montré, par rapport aux terres labourées, une augmentation du nombre de vers de terre ainsi qu'une meilleure capacité de rétention d'eau du sol. Même s'il faut en général attendre au moins cinq ans pour obtenir un effet bénéfique sur le niveau de production, « car les vers de terre se déplacent lentement », les chercheurs ont constaté une augmentation de 10 % du rendement sur la culture du tournesol après un an sans labour (et même en le réduisant déjà de moitié). Ces bénéfices probants et un long travail de pédagogie ont commencé à porter leurs fruits. Dans les cultures bio, les agriculteurs pratiquent beaucoup moins le labour, notamment l'été. « Ils ont compris que laisser le sol nu en pleine chaleur d'août juste après les moissons était meurtrier pour la terre et les vers de terre », salue Vincent Bretagnolle.
Travailler avec la nature et pas contre elle
Vincent Bretagnolle, directeur du Centre d'études biologiques de Chizé
« Notre objectif n'est pas de protéger coûte que coûte la biodiversité, mais d'expliquer qu'elle est vitale pour l'agriculture. Les agriculteurs ne se rendent pas compte qu'utiliser le labour, les produits phytosanitaires et même l'azote détruit une faune et une flore précieuses pour les sols. En éliminant cette biodiversité, ils épuisent la terre et entrent dans une spirale sans fin où ils sont obligés de nourrir en permanence la plante avec des nutriments et des pesticides. Ils finissent par se détacher complètement de la nature et du fonctionnement des écosystèmes pour pouvoir produire. En tant que chercheurs, nous essayons de briser cette spirale afin que les agriculteurs travaillent avec la nature et pas contre elle. »
Oui, les « mauvaises herbes » sont bénéfiques !
Dans la tête des agriculteurs conventionnels mais aussi bio, l'idée est bien ancrée qu'il faut éradiquer les mauvaises herbes pour protéger leurs cultures. Les scientifiques ont donc cherché à savoir si la présence d'adventices (coquelicots, bleuets, gaillets, liserons, véroniques, pensées, adonis…) pouvait au contraire s'avérer bénéfique – dans certaines limites – pour améliorer la qualité du sol et abriter les pollinisateurs, tels les syrphes, qui sont des auxiliaires de culture précieux car ils mangent les pucerons. Des expérimentations ont donc été réalisées en bio pour limiter le désherbage mécanique et l'apport d'azote organique, et en conventionnel en réduisant les herbicides de 25 à 50 % et l'azote de synthèse d'au moins 30 %. Une approche progressive, d'abord sur des petites surfaces, afin de ne pas faire prendre de risques et de pouvoir mesurer comment réagissaient la flore des adventices, les cultures, les rendements et la qualité des sols.
Les résultats sur plusieurs années ont été concluants sur les cultures de blé, maïs, colza et tournesol. En réduisant les herbicides et le désherbage, les adventices n'ont pas proliféré ni affecté le rendement des cultures. De fait, lorsqu'on ne les éradique pas, les adventices entrent en compétition entre elles et aucune ne prend le dessus sur les autres. Il est donc possible de produire autant tout en réduisant fortement les dépenses en pesticides, azote et gasoil pour les disperser. Le gain en termes de marge, grâce à cette réduction des charges, est non négligeable : une amélioration du revenu de 100 euros par hectare et par an en moyenne. Suite à ces expérimentations, les agriculteurs commencent à réfléchir autrement et à considérer l'intérêt financier d'utiliser encore moins de produits phytosanitaires.
Du producteur au citoyen, tous acteurs du changement !
Renouer le dialogue entre les agriculteurs et les citoyens pour produire et consommer sans détruire la nature, c'est aussi ça l'approche agroécologique. Forts de cette conviction, les chercheurs du Centre d'études biologiques de Chizé œuvrent depuis 2018 avec des ONG et des acteurs locaux pour sensibiliser à ces enjeux les 35 000 habitants de la zone.
Ateliers cuisine, conseils antigaspillage, création de circuits courts et de vente directe entre producteurs et habitants, tout est destiné à susciter la prise de conscience. « Si on change notre alimentation en consommant des produits plus naturels, on influe sur la filière agroalimentaire et sur la production agricole », souligne l'écologue Vincent Bretagnolle. De nouveaux projets sont prévus : création de jardins partagés et de potagers communaux et travail avec les cantines scolaires afin d'intégrer davantage de bio et de local dans les menus.
Les abeilles, championnes pour booster les champs de colza
Pour faire fructifier leurs champs de colza, les agriculteurs disposent de deux approches possibles : utiliser des produits phytosanitaires ou faire appel aux abeilles pollinisatrices. Les chercheurs de Chizé ont cherché à comparer très concrètement l'efficacité des deux méthodes. Durant quatre ans, ils ont collecté les données de 294 parcelles sur les rendements, le nombre de pollinisateurs, le dosage de pesticides et le niveau de revenu. Leurs analyses montrent un fait surprenant : les abeilles s'avèrent bien plus performantes que l'agrochimie pour optimiser les rendements du colza ! En effet, la pollinisation par les abeilles augmente la transformation des fleurs de colza en fruits avec jusqu'à 40 % de récolte supplémentaire. « Évidemment, l'agriculteur ne peut pas jouer à la fois sur l'agrochimie et la pollinisation car l'usage d'insecticides et de pesticides détruit les abeilles et les plantes dont elles se nourrissent », explique le directeur de recherches Vincent Bretagnolle. Argument intéressant pour choisir : les abeilles sont gratuites et l'arrêt des pesticides fait économiser 160 euros par hectare de colza et par an…
Mais pour attirer un maximum d'abeilles dans les champs, il faut leur offrir un paysage accueillant en privilégiant les haies, les arbres et les prairies permanentes entre les parcelles. Ces prairies, véritables îlots de biodiversité pour la flore et les insectes, constituent d'ailleurs un élément précieux pour la santé des cultures.
Une étude récente, publiée en décembre par les mêmes chercheurs, démontre que la présence de cette flore spontanée à proximité des champs permet aux insectes prédateurs d'agir et de réduire de 19 % les populations des ravageurs de cultures. Là aussi, les agriculteurs commencent lentement à prendre conscience du bénéfice qu'il y a à travailler avec la nature au lieu de la combattre.
Plan Écophyto : l'arlésienne
La France affiche depuis 15 ans sa volonté de réduire le niveau des pesticides utilisés dans l'agriculture tout en assurant une production suffisante et de qualité. Le plan Écophyto, lancé en 2009, devait répondre à ces objectifs. Or, sa mise en œuvre ne cesse d'être repoussée.
2009 : l'objectif affiché est de réduire de 50 % l'usage de produits phytosanitaires d'ici dix ans. Mais en 2014, un bilan à mi-parcours montre une augmentation de leur utilisation au lieu de la baisse annoncée. Le dispositif est alors revu.
2016 : Écophyto 2 vise à diminuer de moitié les pesticides d'ici 2025. Raté, on en consomme toujours plus : + 25 % entre 2008 et 2018.
2018 : le dispositif devient Écophyto 2+ Objectifs : 50 % de baisse de pesticides à l'horizon 2025, et sortie du glyphosate. Mais en 2021, on constate que la vente de ces produits a encore progressé de 12 % par rapport à 2009.
2024 : le plan Écophyto est mis sur pause pour calmer la crise agricole et l'Union européenne vient de reconduire le glyphosate pour dix ans…