Phytothérapie
Hildegarde de Bingen, le come-back d'une icône
Pourquoi cette sainte du XIIe siècle est-elle aujourd'hui à la mode au point d'inspirer des séjours, un commerce de produits en ligne, une abondante bibliographie, des conférences et offres de formation ? Son message reste-t-il d'actualité ? Était-il précurseur ? Le point avec deux expertes, l'historienne Laurence Moulinier-Brogi, et Mélody Molins, directrice de l'Institut hildegardien.
Hildegarde de Bingen est une religieuse allemande née en 1098 dans une famille de la petite noblesse rhénane qui la destine très tôt à la vie de moniale. À l'âge de 8 ans, elle entre au monastère bénédictin de Disibodenberg, dont elle deviendra abbesse en 1136, avant d'aller fonder l'abbaye de Rupertsberg de l'autre côté du Rhin, en 1147. Malgré une santé fragile, elle est infatigable. Tout au long de sa vie, elle multiplie les sermons et les voyages, à Cologne, Metz, Trèves, Mayence, prêchant la parole de Dieu et ranimant la foi.
Elle se dit habitée par des visions célestes, qu'elle décidera de coucher par écrit et de mettre en musique après en avoir reçu, dit-elle, l'ordre divin et l'autorisation officielle du pape Eugène III en 1148. Il en suivra trois livres de prophéties, Scivias (« connais les voies »), Liber vitae meritorum (« livre des mérites de la vie ») et Liber divinorum operum (« livre des œuvres divines »). Elle s'éteint en 1179 et sera canonisée et élevée au titre de docteur de l'Église en 2012 par le pape Benoît XVI.
La première naturopathe européenne
Tout au long de sa vie, l'abbesse se passionne aussi pour l'observation de la nature et la médecine. Elle rédige une encyclopédie naturelle, le Livre des subtilités des créatures de diverses natures (réédité pour la première fois au XVIe siècle sous le titre de Physica) où elle recense les vertus cachées des éléments de la création : plantes, arbres, animaux, pierres et métaux.
Au total, plus de 500 notices décrivent l'ensemble du monde, dont 213 fiches de botanique. « Ce sont les vertus cachées qui l'intéressent, plus qu'une description des plantes ou leur localisation. Ainsi, l'if est symbole de joie, le hêtre de discipline, le cyprès du secret de Dieu… », notent les auteures de Ma bible Hildegarde de Bingen. Suit ensuite un ouvrage de médecine, Causae et curae (« les causes et les remèdes »), avec des recettes de remèdes et de cures pour soigner divers maux.
Hildegarde de Bingen : une femme hors du commun
Naturaliste et médecin, Hildegarde était aussi musicienne. Elle composa plus de 70 chants sacrés destinés aux offices. Femme de pouvoir très écoutée de son vivant, elle prenait part aux grands débats de son siècle. Son abondante correspondance avec les dignitaires de son époque, tels que Saint Bernard, le roi Henri II d'Angleterre, sa femme Aliénor d'Aquitaine ou encore l'empereur Frédéric Barberousse, atteste de son influence exceptionnelle.
Renouveau hildegardien au XXe siècle
Après la Renaissance, les ouvrages médicaux d'Hildegarde, qui ne correspondent plus à l'air du temps, sombrent dans l'oubli, éclipsés par ses prophéties. Mais au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ils seront redécouverts, réinterprétés et remis au goût du jour par un médecin autrichien, le Dr Gottfried Herztka (1913-1997), puis par son élève, le docteur en sciences et naturopathe allemand Wighard Strehlow. Auteurs à succès, ces deux thérapeutes contribuent à un renouveau hildegardien, d'abord dans les pays germanophones puis dans le reste du monde, y compris en France. Aujourd'hui, on ne compte plus le nombre de livres sur la « méthode Hildegarde », les séjours et stages s'inspirant de ses préceptes, les conférences sur la vie de la sainte. Des sites en ligne et certaines herboristeries vendent des mélanges d'épices, des tisanes, de l'épeautre et même des chaussons de blaireau indiqués par la religieuse… Une « mode Hildegarde » est lancée.
Pour ses adeptes, elle est à plus d'un titre précurseur. « Nous pouvons la considérer comme la première naturopathe européenne », affirme Mélody Molins, fondatrice de l'Institut hildegardien, qui dispense une formation en naturopathie avec une option Hildegarde. « Ses conseils sont toujours holistiques, elle ne se contente pas d'une approche symptomatique mais possède une vision globale des troubles, corps, âme, esprit. Elle avait par exemple identifié le rôle fondamental de l'intestin et de la digestion dans la préservation de la santé. En cela, les travaux actuels sur le microbiote lui donnent raison. Elle prend en compte l'ensemble des moyens naturels pour favoriser le retour à la santé : les aliments, les plantes, les pierres mais aussi l'exercice physique, les bains, la musique, la méditation. » Une approche de son temps, partagée par tous les médecins de son époque qui n'avaient, avant la chimie, que la nature à leur disposition.
Certes, ses préceptes doivent être réinterprétés à l'aune des connaissances actuelles, car les remèdes prescrits se distinguent par leur imprécision, comme en témoigne, parmi tant d'autres, le conseil suivant : « Si on est enclin à la colère, prendre de la rose et à peine moins de sauge, réduire en poudre, et, au moment où la colère jaillit en soi, présenter cette poudre devant les narines : en effet, la sauge apaise et la rose réjouit. » C'est tout le mérite du Dr Strehlow qui, selon Mélody Molins, a expérimenté la méthode hildegardienne sur plus de 30 000 patients. « Notre institut continue ce travail et chacun de nos stagiaires doit, en fin d'études, fournir un mémoire de recherche pour préciser les recommandations d'Hildegarde au vu des progrès des connaissances scientifiques ».
Contre les problèmes intestinaux, l'électuaire aux poires
Selon la sainte, cette préparation « est un remède plus précieux que l'or car il enlève la migraine et toutes les humeurs qui sont dans l'homme et le purge, comme on nettoie un vase des excréments qu'il contient ». Aujourd'hui, les adeptes d'Hildegarde lui prêtent des vertus pré et probiotiques, régulatrices de la flore intestinale, comme le précise l'ouvrage Ma bible Hildegarde de Bingen.
À faire :
1. Mélanger 35 g de fenouil des Alpes, 28 g de galanga, 22 g de réglisse et 15 g de sarriette (mélange que l'on peut acheter tout prêt sous le nom « Épices de la joie »).
2. Faire cuire 1,5 kg de poires épluchées dans de l'eau bouillante pendant une quinzaine de minutes.
3. Égoutter, écraser les poires, ajouter 70 à 150 g de miel selon votre goût, ainsi que le mélange d'épices.
4. Mettre en pot et conserver au réfrigérateur pendant 6 semaines, ou au congélateur.
5. À consommer en cas de flatulences, mycose intestinale, dysbiose, migraine, baisse des défenses immunitaires, maladies cutanées, rhumatismes…
À savoir : Un électuaire correspond à une ancienne préparation pharmaceutique molle (poudre incorporée à du miel, à un sirop).
Une visionnaire inspirée, glorifiant la joie
Laurence Moulinier-Brogi, professeure d'histoire médiévale à Paris Nanterre et spécialiste de l'œuvre hildegardienne, nuance : « Ses conseils sont inscrits dans leur époque, elle préconise notamment les saignées, l'emploi du sang de taupe, de graisses animales ou de la fourrure de blaireaux pour diverses affections. Mais son message continue à nous parler à travers les siècles, nous urbains, fatigués par la chimie, le consumérisme, l'artifice et qui aspirons à un mode de vie plus sain et nature ».
Dans tous ses écrits, Hildegarde se dit « inspirée de Dieu ». Ses visions remontent à la petite enfance, elle puise ses connaissances à une source divine… En prophétisant, elle dévoile des mystères passés, présents ou à venir et délivre des avertissements pour le salut des hommes. Observant la règle de Saint Benoît, celle d'un juste milieu, elle condamne les pratiques trop rigoristes, les mortifications, les jeûnes trop sévères. Elle exalte la beauté des choses créées, la force de la nature animée de « viridité », un principe de vie et de verdeur qui lui inspire la joie.
Bien qu'éduquée dans une foi qui à cette époque est marquée par le récit de la « chute » (épisode de la Genèse où Adam et Ève désobéissent à Dieu et sont chassés du jardin d'Éden, ndlr), cause de désespoir et de nombreuses maladies, elle tient un discours empreint de positivité. « Ce message chrétien ancré dans le XIIe siècle satisfait un besoin de spiritualité souvent inassouvi dans notre société contemporaine en perte de repères », analyse l'historienne. Avec Hildegarde, prophétie et médecine font donc bon ménage, ce dont nous continuons de lui être reconnaissants… Et ce d'autant qu'il s'agit d'une femme…
Ses conseils gynécologiques reviennent à la mode
Hildegarde fait l'apologie de la beauté du corps des femmes, dont le parangon est celui de la Vierge. Elle se montre attentive aux maux féminins, parle des cycles, de la ménopause et fait même l'éloge de la sexualité, féminine et masculine. « On la qualifie parfois de féministe avant l'heure. Mais attention, Hildegarde ne cherche pas à changer la condition de la femme. Étant très empathique et en charge d'une grande communauté de nonnes, elle souhaite soulager leurs affections. Le fait qu'elle soit une femme, sainte de surcroît, nous séduit aujourd'hui et explique pourquoi ses conseils gynécologiques redeviennent à la mode », poursuit Laurence Moulinier-Brogi.
À la même époque, une femme médecin dénommée Trota pratique et transmet la gynécologie à la fameuse école de médecine de Salerne. Mais étant laïque, elle a sombré dans l'oubli et personne aujourd'hui ne songerait à se soigner selon ses préceptes… « C'est donc bien son aura qui ajoute aux yeux de certains de la valeur à son discours médical », conclut l'historienne. Une aura singulière qui continue de faire écho à nos problématiques modernes.
À lire :
• Coffret découverte Hildegarde et Coffret Hildegarde pour les femmes actives, par Mélody Molins, éd. Ih.
• L'Herbarium illustré d'Hildegarde de Bingen, par Paul Ferris, éd. du Rocher.
• Ma bible Hildegarde de Bingen, par Amélie Michel, Anne de Formigny et Évelyne Duplessix, éd. Leduc.