Initiatives
La solidarité jusque dans l'assiette
Et si on appliquait le modèle de la Sécurité sociale à l'alimentation ? Des caisses solidaires où chacun cotiserait selon ses revenus pour bénéficier d'une allocation à dépenser en produits alimentaires locaux et de qualité… Pas si utopique, puisqu'un collectif national soutient une trentaine d'initiatives en cours d'expérimentation à Montpellier, Toulouse, Clermont-Ferrand… Dans l'Yonne, des militants s'apprêtent à déployer leur projet SoliCagnole. Reportage.
À écouter ces militants enthousiastes, il suffit de se retrousser les manches et d'agir… mais il leur en a fallu de l'énergie, des démarches administratives et des heures de réunion pour concrétiser une belle idée : créer dans l'Yonne les premières caisses solidaires alimentaires. Tout est parti d'une réflexion voici 18 mois au sein de l'association Courts-Circuits La Cagnole, bien connue en territoire bourguignon pour avoir créé une monnaie locale, la cagnole, avec laquelle on paie ses courses chez des commerçants partenaires. « On voyait de plus en plus de personnes autour de nous, même sans être dans la précarité, baisser la qualité de leur alimentation pour des raisons financières, raconte Karine Bouche, membre active de La Cagnole, et on s'inquiétait aussi de la situation très préoccupante des producteurs bio alentour, qui n'arrivaient plus à vivre décemment. Alors on s'est dit qu'il fallait agir ! ».
Oui, mais comment répondre sur le terrain à des problématiques aussi complexes ? Son camarade, Pascal Paquin, enseignant à la retraite et militant actif de l'association, propose alors de s'inspirer des initiatives du collectif Sécurité sociale de l'alimentation. L'idée défendue est de mettre en œuvre l'accès pour tous à une alimentation de qualité grâce à un système de cotisations solidaires, à l'image de notre système de santé actuel. Ambitieux, certes… mais réaliste ? « Oui, comme le montrent les dizaines de collectifs citoyens qui ont commencé à tester ce principe localement, à petite échelle », répond Pascal Paquin, affûté sur le sujet.
Cotisation libre en conscience
Banco, l'association s'inspire alors de ce modèle pour créer son propre projet baptisé SoliCagnole, coprésidé par Karine et Pascal. Ils préfèrent commencer petit en déployant leurs caisses de solidarité sur seulement deux sites pilotes : Puisaye-Forterre et Vanne-Pays d'Othe. Le principe est assez simple : 200 familles volontaires sur chaque territoire cotisent chaque mois sur la caisse électronique SoliCagnole. Le montant est libre et se fait, dans l'idéal, selon les revenus : « On souhaite vraiment que ce dispositif soit solidaire, avec des personnes qui peuvent se permettre de cotiser davantage et d'autres, plus précaires, qui participent à un minimum de 10 euros », précise Karine Bouche. Les cotisations en euros sont versées sur une application smartphone dédiée (Kohinos) et converties en e‑cagnoles (monnaie locale électronique), auxquelles devrait s'ajouter de l'argent issu de subventions publiques. À la fin du mois, la somme totale perçue est divisée par le nombre de cotisants et chacun reçoit la même allocation sur son appli Kohinos.
Après des mois d'efforts collectifs pour monter ce système de porte-monnaie électronique, Karine et Pascal se réjouissent : la première campagne de collecte des cotisations SoliCagnole a débuté en novembre. « On ne sait pas encore quel montant d'allocation on pourra verser début décembre, car cela dépend de ce que chacun aura mis, mais il y aura un minimum de 50 e‑cagnoles distribuées à tous les cotisants, qui pourront les dépenser auprès des producteurs bio et commerçants locaux partenaires », souligne Karine Bouche.
« C'est un moyen de recréer du lien entre les consommateurs et les agriculteurs bio de nos territoires, et d'encourager ces derniers, qui ont perdu entre 30 et 60 % de leurs revenus en deux ans de crise », résume Pascal Paquin. Une démarche qui a convaincu Jean-Charles Faucheux, paysan meunier et cofondateur du magasin de producteurs « Déjeuner sur l'herbe », à Toucy : « SoliCagnole rejoint notre éthique de valoriser une production maraîchère bio en circuit court, à des prix abordables pour nos clients ; ça montre qu'on peut se nourrir correctement ailleurs qu'au supermarché ! »
En meilleure santé avec du bio ?
Passer à une alimentation produite de manière biologique permet d'éliminer de l'organisme les résidus de pesticides, en tout cas les moins persistants. Si les études sur le sujet doivent encore être renforcées, plusieurs travaux montrent l'impact de la consommation de produits bio sur la santé.
• Des chercheurs de l'Inserm ont passé au crible la consommation des 68 900 participants de la cohorte française Nutrinet : un régime riche en produits bio diminue de 25 % les risques généraux de cancer – en particulier le cancer du sein post-ménopause (- 33 %) et les lymphomes (- 76 %).
• D'autres études sur la cohorte Nutrinet révèlent qu'une alimentation bio est associée à une baisse de 35 % du risque de diabète de type 2.
• En 2022, des scientifiques chypriotes ont démontré pour la première fois que consommer bio permettait une réduction significative du stress oxydatif, un marqueur sanguin impliqué dans des maladies chroniques (cancer, diabète, pathologies neurodégénératives…).
Sensibiliser aux enjeux de santé
Et si SoliCagnole veut seulement du bio pour ses cotisants – d'autres caisses de solidarité alimentaire sélectionnent également des producteurs conventionnels –, c'est aussi pour les sensibiliser aux enjeux de santé. « Nombre d'études pointent le lien entre les maladies chroniques et la consommation d'aliments non bio, contenant pesticides et perturbateurs endocriniens, sans compter les additifs des produits industriels », rappelle Hélène Roux, médecin généraliste et membre du réseau (voir encadré ci-dessus). Elle a rejoint avec enthousiasme le projet, qui répondait à son « besoin de faire bouger les choses » au-delà des conseils dispensés dans son cabinet : « Ces caisses de solidarité alimentaire sont un vrai levier de prévention santé en donnant les moyens aux personnes, même démunies, de se nourrir plus sainement. »
Sensible à cet argument santé, la Caisse d'allocations familiales de l'Yonne prévoit de verser 40 000 euros de subventions à SoliCagnole. Une aide qui servira à soutenir les cotisations des familles défavorisées, mais aussi à financer l'autre volet du dispositif : la sensibilisation au bien-manger, à travers des animations ouvertes à tous les habitants. La communauté de communes de Puisaye-Forterre a aussi octroyé des subventions afin d'organiser des ateliers de cuisine, des visites de fermes et des accompagnements pour sensibiliser les citoyens à l'importance d'une alimentation saine.
Karine Bouche et Pascal Paquin en sont conscients, il faudra renforcer les soutiens naissants autour de SoliCagnole pour que le projet continue à se déployer. Ils comptent bien relayer leur retour d'expérience auprès du Collectif national pour la sécurité sociale alimentaire. « Il est essentiel de mutualiser toutes les expérimentations de terrain pour viabiliser un tel système », explique Pascal Paquin. Et ces tests commencent à convaincre. Comme à Montpellier, site pionnier, où la toute première caisse alimentaire commune, créée il y a déjà presque deux ans, améliore visiblement le quotidien alimentaire. De là à généraliser ce système au niveau national et à l'intégrer à notre système de sécurité sociale, l'idée fait son chemin bien au-delà des cercles militants.
Mutualiser les expérimentations
Pour preuve, le député écologiste d'Indre-et-Loire Charles Fournier a déposé en octobre une proposition de loi « d'expérimentation vers l'instauration d'une sécurité sociale de l'alimentation ». Son texte, soutenu par d'autres députés et des collectivités, vise à tester sur vingt territoires durant cinq ans le fonctionnement de caisses alimentaires cofinancées par l'État, les collectivités et les citoyens. Évidemment, un tel projet serait coûteux et imputé sur le budget de la Sécurité sociale. Mais le député invite à envisager cette dépense « en comparaison des bénéfices en matière de santé publique qui en résulteront ». Rappelons en effet que la prise en charge des maladies chroniques, causées en grande partie par une alimentation déséquilibrée et de mauvaise qualité, s'élève chaque année à 112 milliards d'euros, soit plus de la moitié du budget de l'Assurance maladie.
À Montpellier, l'exemple des pionniers
La première caisse alimentaire française a été lancée à Montpellier en février 2023 par le collectif Territoires à vivre. Il regroupe une vingtaine d'associations, la Ville de Montpellier ainsi que des chercheurs de l'Inrae et de l'Unesco. Il est financé par les cotisations ainsi que des subventions publiques et privées.
Le mode d'emploi 400 foyers – dont environ 80 en situation de précarité – cotisent chaque mois à la caisse alimentaire ; le montant est libre, à partir de 1 euro par foyer. En échange, chaque participant reçoit une allocation mensuelle de 100 euros dans un porte-monnaie électronique, à dépenser auprès d'une liste de magasins et producteurs alimentaires locaux.
Bilan Le système remplit son objectif – les familles précaires connaissent un mieux-être alimentaire –, mais la cotisation moyenne atteint à peine 60 euros. L'apport d'argent public et privé pour atteindre les 100 euros d'allocation mensuelle est donc nécessaire. Preuve, selon le comité, que l'accès pour tous à une alimentation de qualité doit devenir une mission de service public.
Site : Tav-montpellier.xyz