Pour une philosophie de la nature
Ce que, de manière plus ou moins arbitraire, nous appelons philosophie est né et se comprenait, à l’origine, comme une interrogation sur la nature du monde, comme un discours sur la physique (péri tês physeôs) ou sur le cosmos (péri kosmou).
Le choix n’avait rien d’un hasard : faire de la nature et du cosmos les objets privilégiés de la pensée signifiait affirmer implicitement que la pensée ne devient philosophie qu’en se confrontant à ces objets. C’est face au monde et à la nature que l’homme peut vraiment penser. […]
Depuis plusieurs siècles, sauf à de rares exceptions, la philosophie ne contemple plus la nature : le droit de s’occuper et de parler du monde des choses et des vivants non humains revient principalement et exclusivement à d’autres disciplines. Plantes, animaux, phénomènes atmosphériques communs ou extraordinaires, les éléments et leurs combinaisons, les constellations, les planètes et les étoiles ont été définitivement expulsés du catalogue imaginaire de ses objets d’étude privilégiés. […]
Il est désormais tout à fait naturel pour quelqu’un qui se prétend philosophe, de connaître les plus insignifiants événements du passé de sa nation alors qu’il ignore les noms, la vie ou l’histoire des espèces animales et végétales dont il se nourrit quotidiennement. Mais, outre cet analphabétisme de retour, le refus de reconnaître toute dignité philosophique à la nature et au cosmos produit un étrange bovarysme : la philosophie cherche à tout prix à être humaine et humaniste, à être incluse parmi les sciences humaines et sociales, à être une science […] comme toutes les autres. […]
Les conséquences vont plus loin. Ce sont principalement les sciences dites « naturelles » qui ont souffert de ce bannissement. En réduisant la nature à tout ce qui est antérieur à l’esprit (qui donc est qualifié d’humain) et qui ne participe aucunement à ses propriétés, ces disciplines se sont obligées à transformer la nature en un objet purement résiduel, oppositionnel, incapable à jamais d’occuper la place de sujet. Nature ne serait que l’espace vide et incohérent de tout ce qui précède l’émergence de l’esprit et suit le big bang, la nuit sans lumière et sans parole qui empêcherait tout miroitement et toute projection. […]
[Or, l’]on ne pourra jamais connaître le monde en tant que tel, sans passer par la médiation d’un vivant. […] Les plantes sont les vrais médiateurs : elles sont les premiers yeux qui se sont posés et ouverts sur le monde, elles sont le regard qui arrive à le percevoir dans toutes ses formes. Le monde est avant tout ce que les plantes ont su en faire.
[…] Aussi, la tentative de refonder une cosmologie – la seule forme de philosophie qui puisse être considérée comme légitime – devra commencer par une exploration de la vie végétale. »
Extrait de La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange, éd. Payot & Rivages, 2016, 18€