Du manque de nature
au droit au jardin
Dans des pays comme le nôtre, un nombre grandissant de personnes vivent hors nature. J’entends simplement par là : dans un environnement qui n’est pas naturel, puisqu’essentiellement constitué de constructions humaines, dans un milieu de vie qui n’est lui-même pas naturel, car sans diversité d’espèces et presque uniquement peuplé d’humains.
Les conséquences, depuis l’augmentation du risque de certaines maladies (troubles de l’attention, stress, obésité, etc.) jusqu’à l’accroissement des difficultés à penser et agir écologiquement, sont d’autant plus fortes que ces vies hors nature concernent particulièrement les individus les moins mobiles et les plus vulnérables.
À commencer par les enfants, qui peuvent passer des années entières dans des établissements où l’on en arrive à se réjouir de ce que le vieil érable solitaire de la cour bitumée n’ait pas encore été coupé – au prétexte que ses feuilles « font sale » quand elles tombent. Quels adultes deviendront-ils, ces petits qui n’auront senti, respiré, marché... que dans des espaces artificiels, où tout, autour d’eux, est humain ou fabriqué par l’humain ? Et qui, en plus, ne mangent parfois que des aliments dont le mode de production ou de fabrication altère ou masque le naturel, et ne témoigne même plus du fait que c’est la nature qui nous nourrit.
Il n’y a pas que les enfants qui subissent ces existences hors nature : cela concerne aussi les personnes plus âgées qui, à cause de certaines maladies ou de handicaps, sont moins autonomes ou mobiles que d’autres. Je pense notamment à tous ces adultes qui vivent dans des institutions. La plupart n’ont pas de jardin, ou alors des espaces extérieurs tellement mal conçus qu’ils en sont dangereux, et par conséquent jamais ouverts ni fréquentés.
Conséquence, mesurée en France et dans d’autres pays européens : des résidents d’institutions (type maison de retraite) passent des années entières, et souvent toutes les dernières années de leur vie, sans ne plus jamais sortir… Quand ces personnes nous disent souffrir d’ennui et d’isolement, à en perdre parfois la raison ou le goût de vivre alors qu’elles sont entourées d’êtres humains, n’est-ce pas aussi de cela qu’elles nous parlent, de cet état hors nature auquel nous les condamnons ? Il n’y plus de vivant(s) à leurs côtés, du vivant animal ou végétal. Comment n’en seraient-elles pas profondément troublées ? Lorsqu’on pense à l’écocide en cours, on imagine surtout la « nature physique » qui devrait être autour de nous. On néglige cette autre dimension, pourtant essentielle : ce que la destruction de la nature autour de nous détruit de nature en nous !
Pour lutter contre ces phénomènes, nous n’avons pas le choix : il faut un mouvement d’ampleur, une autre « Affaire du siècle » afin d’exiger un réel travail sur l’accès à la nature et à l’air libre, une réelle « obligation de jardin » dans tous les lieux de vie des enfants comme des personnes malades ou handicapées, pour les crèches, les écoles, mais aussi les hôpitaux. Il est temps d’imposer l’inscription, dans les déclarations des droits humains, d’un véritable « droit à la nature » pour tous.
À propos de l'auteur : Jérôme Pellissier est écrivain, chercheur et formateur en psychologie.