La rue, un petit parfum d'interdit
On ne songerait pas a priori à mettre dans son assiette cette plante quelque peu mythique qui n'a pas toujours eu bonne réputation. Pourtant, utilisée à bon escient, la rue s'avère un condiment remarquable, dont l'emploi remonte à l'Antiquité.
Le maquis est un paradis de senteurs parmi lesquelles il m’est arrivé de repérer une odeur métallique qui n’était pas sans me rappeler celle de l’ancien métro parisien, source de mes premières émotions olfactives… Guidé par mon nez, j’en suivis la piste jusqu’à un arbrisseau de près d’un mètre, d’un vert cendreux, au feuillage maintes fois découpé en petites folioles oblongues et arrondies. Le buisson était constellé d’assez grandes fleurs jaunes dont les cinq pétales frangés de cils longs et fins entouraient un gynécée vert couvert de glandes – en le grattant de l’ongle, l’odeur qui s’en dégageait m’évoqua immédiatement celle de la mandarine ou de l’orange. C’était la rue à feuilles étroites (Ruta angustifolia), dont le genre a donné son nom à la famille des agrumes, les rutacées, qui sont donc ses cousines.
Cueillette
- Feuilles : quasiment toute l’année (dans les régions tempérées, la plante garde ses feuilles).
Comme tous les lecteurs assidus de l’ouvrage à succès de Jean Palaiseul, Nos grands-mères savaient, ou du Précis de phytothérapie du docteur Henri Leclerc, qui inspirèrent toute une génération d’herboristes en devenir, j’avais appris à me méfier de sa cousine la rue fétide (Ruta graveolens). Originaire du Moyen-Orient, celle-ci fut pourtant cultivée comme condiment dès l’Antiquité. On lui attribua aussi très tôt des propriétés emménagogues qui, selon l’usage que l’on en faisait, la rendaient également abortive. Un mésusage qui provoquait parfois la mort de la femme enceinte, comme ce fut le cas de la fille de l’empereur Titus, au Ier siècle de notre ère. Plus tard, les « faiseuses d’anges » y avaient aussi recours, ce qui ne fit qu’accentuer la mauvaise réputation de cette plante.
Son nom en témoigne d’ailleurs : les traducteurs bien-pensants des épithètes botaniques latines qualifient notre plante de « fétide », alors que le nom original, graveolens, signifie plus modestement « à odeur lourde », sans que...
le terme soit nécessairement péjoratif.
Pour les Romains, la rue était pourtant un condiment majeur, apprécié pour relever les plats. Une de leurs recettes favorites était le moretum, que décrit Virgile dans un de ses poèmes consacré au début de la journée d’un paysan. Il se préparait en écrasant dans un mortier de pierre un fromage de brebis bien fait, quelques gousses d’ail, un bouquet de feuilles de rue et du sel, puis en montant cette sauce avec de l’huile d’olive versée en filet, comme pour un aïoli. On peut détendre avec un peu de vinaigre de vin. J’aime bien, mais personnellement je préfère aromatiser de rue (quelle qu’en soit l’espèce) le tzatziki, ce mélange grec de concombre râpé et de yaourt qui rafraîchit en été. Toutefois, lors de mes stages, mais aussi dans ces pages, chers lecteurs, je prends soin de prévenir les intéressées : du fait des propriétés emménagogues (qui favorisent la venue des règles) et potentiellement abortives de la plante, la rue est strictement interdite aux femmes enceintes !
herbier
La rue (Ruta graveolens) est une plante vivace de 30 à 80 cm, glauque et glabre. Les tiges dressées, couvertes de glandes, portent des feuilles pétiolées de contour triangulaire, composées de folioles obovales à oblongues, presque égales. Les grandes fleurs jaunes présentent cinq sépales lancéolés, aigus, et cinq pétales ovales-oblongs, denticulés ou ondulés. Elles sont réunies en une courte grappe lâche, évoquant un corymbe, chaque fleur étant sous-tendue par une bractée. La floraison a lieu de mai à août. Les fruits sont des capsules plus ou moins globuleuses à quatre ou cinq lobes arrondis. La plante se rencontre dans les lieux arides, souvent sur les vieux murs, mais il s’agit généralement d’individus échappés d’anciennes cultures. L’espèce la plus courante est la rue à feuilles étroites (R. angustifolia), abondante dans le Midi, souvent dans le maquis ou la garrigue. Elle se distingue facilement de la précédente par ses pétales ciliés, bordés de franges fines aussi longues que larges.
Un avertissement devrait d’ailleurs, à mon avis, figurer sur les bouteilles de grappa alla ruta italienne qui contiennent traditionnellement un rameau de rue visible dans le liquide transparent. Et j’ai découvert en Éthiopie une curieuse coutume qui consiste à en mettre une brindille dans les tasses de café ou de thé, ce qui confère à la boisson un goût fruité : les fruits de rue immatures, frais, sont couverts de petites glandes d’essence et dégagent un agréable parfum d’agrume quand on les écrase. La saveur particulière des feuilles séchées rappelle plutôt celle de l’estragon. En Catalogne, elles parfument le ratafia, une liqueur de noix.
Il existe une autre raison de se méfier de cette plante décidément ambiguë, je peux en témoigner. Lors d’un stage en Corse, une de mes élèves avait cueilli un gros bouquet de rue en fleurs et l’avait approché de son visage pour en sentir l’odeur, qui lui plaisait. À peine une heure plus tard, sa joue droite avait pris une jolie teinte rosée, puis elle vira au rouge vif en fin d’après-midi. Les jours suivants apparurent des cloques plutôt disgracieuses, puis une tache brune persista plusieurs mois. Finalement, tout rentra dans l’ordre. C’est que les rues renferment des substances photodynamisantes, les furanocoumarines, qui peuvent provoquer des brûlures par contact avec l’épiderme suivi d’une exposition au soleil, de la même façon que la berce du Caucase (Heracleum mantegazzianum), bien connue pour cet effet. Il suffit de le savoir et de ne pas y frotter sa peau nue…
À condition de savoir profiter de ses vertus et de se méfier de ses dangers, la rue est donc une plante qui mérite que l’on s’y intéresse. Condiment, plante médicinale ou poison ? Comme disait Paracelse, tout est dans la dose !
Recette sauvage de Tzatziki à la rue
Ingrédients : 3 concombres • 150 g de rue • 3 gousses d’ail • 1 c. à soupe de vinaigre • 2 c. à soupe d’huile d’olive • 1 yaourt grec (ou 1 yaourt normal et 1 c. à soupe de crème fraîche) • Sel.
- Râper les concombres, éliminer le jus en excès et les mettre dans un saladier.
- Hacher finement la rue et l’ajouter aux concombres, ainsi que l’ail pressé, le vinaigre, l’huile d’olive, le yaourt et le sel.
- Mélanger le tout et déguster frais.
Déconseillé pour la femme enceinte.