Dossier
Les médecines de la révélation (3/4)
Sur les chemins de la connaissance, on rencontre des gures atypiques qui prennent les vérités de leur temps à rebours pour explorer de nouveaux champs du savoir. Dans le domaine des plantes et de la santé, plusieurs francs-tireurs, par leurs révélations divines, leurs intuitions géniales ou leur sensibilité exacerbée nous ont légué non seulement une philosophie, mais aussi des protocoles de soins.
Rudolf Steiner, le père de l’anthroposophie
Penseur autrichien né au milieu du XIXe siècle, Rudolf Steiner est un mystique touche-à-tout qui élabore tout un système philosophique de la personne : l’anthroposophie. Dérivée du grec anthropos (homme) et sophia (sagesse), elle est définie comme un « chemin de connaissance qui tend à relier le spirituel dans l’être humain au spirituel dans l’univers». À la fois science et philosophie ésotérique, incorporant les traditions spirituelles orientales, l’occultisme européen mais aussi la pensée alchimique de Paracelse, la perception anthroposophique du monde trouve sa traduction dans divers domaines de la vie sociale. Sa vision de la santé découle quant à elle d’une lecture très personnelle et énergétique du corps, dans laquelle les remèdes sont issus des trois règnes de la nature : minéral, végétal et animal. Les plantes y occupent une place centrale dans le rééquilibrage tant physique que psychologique et énergétique de la personne. La médecine anthroposophique choisira pour cette raison une plante pas uniquement en fonction de ses principes actifs, mais aussi en fonction de son caractère et du lien qu’elle entretient avec son environnement, ce qui influencera la manière dont ces principes agissent.
Cette approche dite sensible, inspirée de Goethe, prend en compte la forme des feuilles des inflorescences ou des fruits, la période de floraison, le climat et la terre dans laquelle elle s’épanouit. Ces caractéristiques trouveront des correspondances avec le corps humain et les problématiques de santé qu’il peut rencontrer. La médecine anthroposophique recommande par exemple le citron et le coing dilués pour le traitement de la rhinite allergique et du rhume des foins. La raison ? Alors que la rhinite allergique imite l’explosion centrifuge de la nature au moment du printemps (éclosion des fleurs, pollens transportés par le vent...), les deux fruits connaissent une logique inverse, s’opposant naturellement à l’inflammation. Le citron s’isole et se protège de son environnement extérieur par sa peau épaisse, rejetant lumière et chaleur et concentrant l’élément liquide et ses principes actifs à l’intérieur. Le coing durcit quant à lui à l’intérieur de son écorce, sa chair sèche immobilisant les liquides, notamment grâce à ses pépins pouvant transformer jusqu’à cinquante fois leur volume d’eau en mucilage épais (principe de la gelée de coing). La lecture sensible du végétal par l’anthroposophie s’inscrit souvent dans un système d’analogies...
entre les parties fondamentales de la plante et les différents systèmes du corps humain, sous la forme d’une triple structure, qui déterminera quelle partie de la plante est la plus pertinente pour soigner: aux racines correspondent le système nerveux et le cerveau, aux pousses et feuilles le système rythmique de coordination, aux fruits le système métabolique et digestif.
Le rapport de la plante à son environnement et à ses consœurs a également son importance pour comprendre ses propriétés thérapeutiques, raison pour laquelle Steiner identifie un potentiel anti-cancéreux dans le gui. Dans le cas du saule, par exemple, il remarque que, contrairement à d’autres arbres poussant près de l’eau, souvent lourds, grands et avec des feuilles vert foncé, le saule blanc a des feuilles sèches, de couleur claire, des branches très solides certes, mais élastiques et formant des articulations. C’est pour lui l’indice qu’il a un intérêt en cas d’arthrite, de déformation et d’inflammation des articulations, qualité renforcée par sa concentration en acide salicylique qu’on retrouve dans l’aspirine et ses propriétés antalgiques. Le potentiel médical d’une plante dépend aussi du moment de récolte, de l’influence de la position du soleil, de la lune, des planètes, principe qu’on retrouve également beaucoup dans l’agriculture biodynamique. Il dépend également du mode de préparation, qui fait l’objet de beaucoup de recherches et d’études ultérieures par les nombreux médecins et pharmaciens que Steiner formera. Ces derniers mettent de côté les préparations de plante à base d’alcool (hostiles d’après eux au «principe de vie») et élaborent des techniques d’extraction à base d’eau, l’élément idéal selon eux pour conserver le rythme et l’énergie des végétaux.
À l’instar de l’homéopathie, la phytothérapie anthroposophique est de bout en bout énergétique, la dilution et la succussion (ou dynamisation d’un remède homéopathique par agitation rapide) leur donnant leur plein pouvoir thérapeutique.
Les corps de la médecine anthroposophique
Pour Steiner, inspiré aussi bien des traditions orientales que de Paracelse, médecin suisse du XVIe siècle, l’homme n’est pas seulement composé du corps physique mais d’autres corps comme le corps éthérique (sorte d’aura énergétique dont la taille serait fonction des forces vitales des individus), le corps astral/émotionnel (porteur de nos affects, se régénérant la nuit au contact de l’énergie des planètes et des astres) ou bien spirituel. Le corps est également décrit par lui comme trois systèmes qui s’interpénètrent : les systèmes neurosensoriel (cerveau et système nerveux, siège de la pensée), rythmique (cœur et poumons, sièges du sentiment) et métabolique (les membres et la reproduction, sièges de la volonté). Chacun de ces « corps » peut et doit être rééquilibré.
Le gui contre le cancer
Plante semi parasitique qu’on trouve sur les arbres comme le tremble, le pommier ou le peuplier, le gui (Viscum album) est mentionné par Steiner en 1908 comme un possible remède au cancer. Ita Wegman, un des premiers médecins anthroposophes, le prend au mot et développe le premier médicament à base de gui (Iscar, puis Iscador en 1926). À l’époque de Steiner, ses ingrédients actifs (lectines, viscotoxines...) et leurs effets immunitaires n’étaient pas connus, c’est donc de l’observation qu’il déduit ses propriétés : s’émancipant des lois habituelles de la croissance des plantes, le gui ne pousse pas sur terre mais dans les arbres, dont il se nourrit de manière parasitique, et produit fleurs et fruits au cœur de l’hiver.
Mais à la différence du gui trouvant un équilibre avec son hôte, le cancer détruit le corps humain. Steiner suppute donc que le gui peut aider le corps humain à retrouver l’équilibre et stimuler la guérison. À partir de 1935, les médecins anthroposophes travaillent à l’amélioration du remède. Aujourd’hui, sa reconnaissance est ambiguë : dans certains pays, il donne lieu à des millions de prescriptions par an, mais des autorités médicales comme l’American Cancer Society disent manquer d’évidence scientifique pour le plébisciter.
Aller plus loin
• Association de patients de la médecine anthroposophique (APMA) : portail ressource, documentation, livres, annuaire de médecins www.apma.fr • Institution de formation et d’édition pour la médecine anthroposophique (IFEMA) : organisme de formation des médecins praticiens à l’anthroposophie. www.ifema.fr
• Association pour la recherche et l’enseignement en médecine anthroposophique (AREMA) : à destination des professionnels de santé www.arema-anthropomed.fr Ces trois entités font partie de la Fédération internationale des associations médicales anthroposophiques (IVAA) www.ivaa.info
À lire
• « L’homme et les plantes médicinales » (trois volumes), Wilhelm Pelikan, Éd. Triades, 2002.
Héritages
Peu de personnes auront marqué leur temps et seront passées à la postérité dans des secteurs aussi divers : dans le domaine de la pédagogie, avec les fameuses écoles Steiner-Waldorf (près de 900 dans le monde aujourd’hui), mais également dans l’agriculture avec l’invention de la biodynamie, dont il pose les fondements dès 1924. Côté médecine, en 1921 naît la première clinique anthroposophique, à Arlesheim, en Suisse (autrefois appelée la Lukas Klinik), ainsi que les laboratoires Weleda pour fabriquer et distribuer des médicaments anthroposophiques. Aujourd’hui enseignée à l’université (Allemagne, Suisse, Royaume-Uni), cette médecine est exercée dans nombre de cliniques et ses remèdes sont inscrits dans la législation de près d’une dizaine de pays européens. www.klinik-arlesheim.ch