Produire des médicaments via des plantes, une riche idée ?
Un récent vaccin anti-Covid produit au sein d'une plante a mis en lumière la moléculture végétale. Outre-Atlantique, d'aucuns sont convaincus que cette nouvelle technologie est une manière prometteuse d'obtenir certains biomédicaments. Mais qu'implique vraiment une telle utilisation du végétal ?
Il est arrivé tardivement pendant la crise sanitaire, qui plus est avec une efficacité moyenne contre les symptômes du Covid-19 : le vaccin Covifenz, approuvé début 2022 au Canada, a cependant mis en lumière une technologie qui utilise des plantes non pas pour fabriquer des actifs botaniques, mais pour obtenir des molécules thérapeutiques non végétales. « On détourne la machinerie des cellules des plantes pour qu'elles produisent nos vaccins et nos médicaments », explique Dominique Costagliola pour définir ce qu'on appelle la moléculture végétale. Cette directrice de recherche émérite à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) poursuit : « Certaines molécules thérapeutiques ont des formules complexes – ce sont généralement des protéines (antigènes, anticorps, enzymes, etc.) – et il est plus simple de recourir à des organismes vivants pour les obtenir plutôt que de passer par la voie de la synthèse ».
L'industrie pharmaceutique emploie depuis plusieurs décennies des bactéries et des cellules animales pour fabriquer ces biomédicaments, ainsi nommés par opposition aux médicaments chimiques. Citons le cas de la production d'insuline, une hormone protéinique qui fait défaut aux diabétiques : alors qu'elle était extraite de pancréas de bœuf ou de porc depuis les années 1920, elle est, depuis les années 1980, produite dans des bactéries Escherichia coli dans lesquelles on a inséré le gène de l'insuline humaine. Des cellules végétales ont également été étudiées pour la production de biomédicaments. C'est ainsi qu'en 2012, une première molécule a été approuvée et mise sur le marché aux États-Unis : produite dans des cellules de carotte, Elelyso est une enzyme que certaines personnes ne peuvent produire naturellement à cause d'une mutation génétique responsable d'une pathologie rare, la maladie de Gaucher.
Un vrai génie génétique ?
Comme ce fut le cas avec le développement du vaccin Covifenz, la moléculture végétale a généralement recours à une nouvelle méthode de génie génétique : l'« expression transitoire ». « Elle consiste à utiliser des bactéries porteuses du gène d'intérêt. On les cultive en masse dans un milieu où les plantes sont immergées. Elles vont alors transférer leur ADN au noyau des feuilles », explique Dominique Costagliola, directrice de recherche à l'Inserm. Les plantes sont ensuite remises en culture et le gène va s'exprimer pendant cinq à six jours seulement – d'où la notion de « transitoire » – jusqu'à ce que soient réalisées la récolte des feuilles et l'extraction des protéines thérapeutiques. L'ADN de la plante n'est a priori pas modifié, contrairement à ce qui se passe avec les OGM.
Un temps de développement plus court
« Grâce à la cellule de la carotte, l'enzyme thérapeutique obtenue a été améliorée par rapport à d'autres médicaments destinés à traiter cette maladie », commente Rodolphe Renac, président des activités santé d'Alcimed, une société de conseil en innovation. L'expert souligne qu'il est difficile d'obtenir une molécule complexe « dans sa bonne configuration », c'est-à-dire dans la forme qui va lui permettre d'entrer dans les cellules malades, d'être reconnue et d'agir efficacement. « Dans le champ des protéines humaines d'intérêt thérapeutique, même avec quelque chose d'aussi simple que des enzymes, trouver la meilleure lignée cellulaire pour les fabriquer est un vrai défi.» Dans le cas du biomédicament Elelyso, les cellules végétales se sont ainsi démarquées par rapport aux bactéries.
Cependant, pour Rodolphe Renac, cet exemple des cellules de carotte mises en culture ne révèle pas tout le potentiel de la moléculture végétale. En effet, c'est le recours à des plantes entières cultivées dans des serres réglementées qui pourrait révolutionner la fabrication des biomédicaments. Le récent vaccin canadien Covifenz, produit dans des plants de tabac, en est une illustration. « Cette méthode permet de récupérer de plus grandes quantités de protéines thérapeutiques », avance Rodolphe Renac, qui met aussi en avant la rapidité de la technologie puisqu'il estime que le temps de développement peut être jusqu'à 50 % plus court en comparaison avec les méthodes traditionnelles. Ces « plantes-usines » seraient notamment très bien adaptées à la production de vaccins d'urgence, c'est pourquoi de nombreux essais sont en cours de développement pour la grippe en moléculture végétale.
Manipulations génétiques
Cependant, cette biotechnologie, tout comme celle qui a recours à des bactéries ou à des lignées cellulaires, repose sur des manipulations génétiques, ce qui peut susciter des interrogations légitimes quant au risque de dissémination dans l'environnement, étant donné que l'on travaille avec des plantes entières. Comme le souligne la chercheuse Dominique Costagliola, « quand on touche aux plantes, on touche à la nourriture, d'où des débats à craindre dans ce monde qui veut revenir à une alimentation essentiellement végétale ». Pas étonnant que la dizaine d'entreprises impliquées soient pour l'instant localisées dans des pays historiquement favorables aux manipulations génétiques sur les plantes, les États-Unis, le Canada ou encore l'Australie.
Autre frein selon Dominique Costagliola, « en Europe, le cadre réglementaire actuel est adapté aux spécificités des techniques habituelles (bactéries Escherichia coli, cellules animales…) ; or la réglementation européenne n'est pas quelque chose qui peut bouger très vite ». De plus, le choix de la plante support soulève également des questions. Mais Dominique Costagliola veut rester positive. « Le milieu scientifique a conscience qu'il est important de continuer à mener des recherches sur les nouvelles technologies ». Des pistes thérapeutiques innovantes sont d'ailleurs explorées en moléculture végétale. Ainsi, outre-Atlantique, la société franco-canadienne Angany mise sur des serres où elle cultive des plantes permettant de développer de nouveaux biomédicaments pour mieux soigner les allergies aux pollens, aux chats ou aux acariens.
Faire confiance au tabac
Nicotiana benthamiana, une cousine australienne du tabac, est la plante la plus étudiée en moléculture végétale. Or des cigarettiers tels que Philipp Morris International ont investi dans ces recherches. « Les grands industriels ont saisi cette opportunité, prétextant qu'ils avaient du savoir-faire dans la culture du tabac », explique Rodolphe Renac, président des activités santé du cabinet Alcimed. Malheureusement, l'image négative des cigarettiers a terni au passage celle de la moléculture végétale. C'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles la société Medicago, qui a produit le vaccin Covifenz, a dû mettre fin à ses activités début 2023… Dans le futur, il sera donc peut-être nécessaire de trouver d'autres espèces végétales, mais cela suppose de lancer de nouvelles recherches, dans un domaine qui accuse déjà du retard par rapport aux technologies voisines.