Dossier
Végétaux psychotropes, leur vrai pouvoir sur notre cerveau (1/5)
Cannabis, ayahuasca, champignons hallucinogènes… Les plantes psychoactives sont utilisées depuis la nuit des temps pour soigner ou atteindre des états de conscience modifiés. Elles font l'objet d'un regain d'intérêt dans un cadre thérapeutique, alors que dépression et maladies neurodégénératives progressent dans nos sociétés. Quel est leur réel potentiel pour soigner notre cerveau ?
Plantes psychotropes : de moins en moins sulfureuses
Passer du statut de drogue à celui de médicament prometteur, c’est peut-être le destin des plantes dites « psychoactives ». Encore faut-il s’entendre sur quelques définitions. Comme l’explique l’ethnologue suisse Sébastien Baud, auteur d’Histoires et usages des plantes psychotropes (éd. Imago) : « les termes utilisés ne sont pas homogènes ». On peut toutefois définir une grande catégorie de plantes, les psychoactives, incluant une sous-catégorie, les psychotropes. Les plantes psychoactives produisent des substances qui, une fois ingérées, modifient le fonctionnement de notre cerveau en interférant avec ses neurotransmetteurs. Les psychotropes ont, en plus, la capacité de modifier nos perceptions, sensations, humeurs ou états de conscience, parfois au point de générer des visions ou hallucinations, ou de perturber notre motricité. Ainsi, le tabac, le vin, le café et le thé sont issus de plantes psychoactives ; le cannabis et les champignons hallucinogènes font partie de la sous-famille des psychotropes.
Celle-ci possède une réputation sulfureuse, car elle comprend aussi des plantes dites « psychédéliques » qui entraînent une distorsion de la réalité et sont considérées comme des drogues dans nos sociétés occidentales. En France, la définition d’une drogue illicite (ou stupéfiant) reprend ces notions – perturbation du fonctionnement du système nerveux central et modification des états de conscience –, mais y ajoute que ces substances sont « susceptibles d’entraîner une dépendance physique et/ou psychique ». Ainsi, depuis l’arrêté du 22 février 1990, la coca, le cannabis, les champignons aux propriétés hallucinogènes ou encore le concentré de paille de pavot sont classés chez nous comme stupéfiants.
Une stratégie de l’évolution ?
Les molécules psychoactives seraient des toxines parmi d’autres produites par les plantes pour se défendre des agressions extérieures ou, au contraire, utiliser les mammifères et insectes à leur avantage. De même qu’elles attirent les abeilles par leur couleur ou leur odeur afin que ces dernières les butinent puis répandent leur pollen, elles produisent des molécules psychoactives agissant comme un poison ou une récompense pour le cerveau des mammifères, qui vont alors les fuir ou au contraire répandre leur semence. De telles molécules (la nicotine, la caféine ou le THC du cannabis peuvent, par exemple, agir comme pesticides naturels.Les plants sans nicotine se font attaquer plus souvent par les insectes et, à l’inverse, sont moins visités lorsque leur production de nicotine est dopée.
Dès l’après-guerre, certains scientifiques comme le chimiste suisse Albert Hoffmann, découvreur du LSD, s’intéressent à ces substances, particulièrement aux psychédéliques, pour traiter la dépression et les addictions. Mais, plus conservatrice, la France adopte en 1961 la Convention unique sur les stupéfiants de l’ONU qui place sur le même plan le cannabis, l’opium et la cocaïne. En 1971, le ton se durcit encore. La France post-mai 68 rejoint le mouvement mondial de prohibition initié par les États-Unis et adopte la nouvelle convention de l’ONU. Les molécules végétales naturelles comme le THC du cannabis, la mescaline (extraite d’un cactus mexicain, le peyotl) ou la psilocybine des champignons hallucinogènes y sont toutes classées comme de « faible » valeur thérapeutique, donc prohibées, tandis que les molécules de synthèse (que l’on retrouve dans les médicaments anxiolytiques) sont considérées comme possédant une valeur thérapeutique plus forte, et autorisées sous certaines conditions.
Depuis les années 2000, ce classement est quelque peu remis en question. Ainsi le cannabis a été retiré de la liste des stupéfiants par l’ONU en décembre 2020. Par ailleurs, de nombreux articles scientifiques développent les risques et les dangers des substances psychoactives courantes tels que l’alcool et le tabac. Dans ce contexte, les molécules psychoactives, psychotropes et psychédéliques, comme celles issues des champignons hallucinogènes, reviennent sur le devant de la scène et font l’objet d’essais cliniques portant sur un panel très large de pathologies allant de la migraine aux addictions en passant par la dépression, le stress post-traumatique ou encore les maladies neurodégénératives.
Compagnes de longue date
Les humains ont depuis longtemps cherché à vivre des états altérés de conscience. Dans un article récent, l’ethnobotaniste italien Giorgio Samorini explique que les plus anciennes preuves d’utilisation de plantes psychoactives remontent à 11 000 ans av. J.‑C., en Israël, avec des traces de bières à base d’orge, puis en 8200 av. J.‑C., au Japon, pour les premiers usages du cannabis. Le vin est, lui, retrouvé dès 5800 ans av. J.‑C. en Géorgie, et le thé 3500 ans av. J.‑C. en Chine. D’autres plantes psychoactives étaient également employées, comme le nénuphar bleu en Égypte ancienne, ou la laitue sauvage dont le latex fut d’ailleurs utilisé en Europe jusqu’au XXe siècle comme médicament narcotique-sédatif. Les premières traces de consommation de champignons psilocybiens remontent, elles, à 6000 ans av. J.‑C., dans le désert du Sahara.
Pour le psychiatre addictologue Sami Sergent, si les mentalités évoluent, c’est aussi parce que « les molécules (de synthèse, ndlr) n’ont pas changé depuis 50 ans », et que les soignants, démunis face à la flambée des addictions, dépressions et troubles de la personnalité, se tournent vers d’autres solutions. Le psychiatre Olivier Chambon, auteur de La Révolution psychédélique, pense que nous sommes à l’aube d’une véritable révolution de l’usage de ces végétaux, notamment psychédéliques, comme médicaments. Les tabous et la stigmatisation feraient ainsi place « aux faits scientifiques qui montrent que ces substances sont aussi des médicaments puissants dont rien ne justifie que l’on en prive les patients plus longtemps ».
Toutefois, Vincent Verroust, ethnobotaniste et président fondateur de la Société psychédélique française, rappelle qu’il n’y a pour l’heure aucun essai clinique en France sur ces substances (il existe cependant des projets concernant la psilocybine dans le traitement des addictions, de la dépression résistante) et surtout une forme de réticence des médecins. Selon lui, l’information sur ces sujets reste insuffisante. Il ajoute que ces molécules sont « difficiles à faire entrer dans les protocoles standards », notamment parce qu’elles demandent un personnel formé à une approche très différente de l’approche psychiatrique actuelle basée sur les antidépresseurs.
Quoi qu’il en soit, de l’utilisation par les shamans qui deviennent plus accessibles, aux études pointues basées sur l’extraction des molécules les plus prometteuses, sans oublier des approches comme le microdosage, les choses bougent, même si on n’en est qu’au début de nouvelles utilisations de ces plantes aux modes de fonctionnement encore mystérieux.
Des start-up sur les rangs
Certaines plantes psychotropes semblent tellement prometteuses comme futurs médicaments que des start-up y investissent des millions, c’est ce que certains appellent le « capitalisme psychédélique ». Ainsi, en janvier 2020, en Suisse, au prestigieux forum de Davos, en Suisse, où se retrouvent les plus hauts responsables politiques et chefs d’entreprise chaque année, l’ibogaïne, molécule extraite de l’iboga (Tabernanthe iboga, racine d’un arbuste d’Afrique centrale) a fait sensation.
La société DemeRex basée à Miami (et soutenue par des millionnaires présents au forum) a a présenté son intérêt en tant que substance qui permettrait de « détoxifier » le patient et de traiter sa dépendance aux opioïdes via un état onirique qui induirait une sorte de « réinitialisation du cerveau ». Elle fait actuellement l’objet d’essais cliniques pour traiter le fléau de l’addiction aux opioïdes qui aurait déjà fait près d’un demi-million de victimes par overdoses aux États-Unis ces vingt dernières années. L’ibogaïne fut commercialisée en France entre les années 1930 et 1960, comme stimulant et antidépresseur.
"État des lieux de la recherche sur les capacités thérapeutiques des « substances hallucinogènes » au 21e siècle", Christian Sueur, Psychotropes, 2017.
"Development of a rationalscale to assess the harm of drugs of potential misuse", The Lancet, 2007.
"European rating of drug harms », J. Psychopharmacoll., 2015.
"The oldest archeological data evidencing the relationship of Homo sapiens with psychoactive plants: A worldwide overview", Journal of Psychedelic Studies, 2019.