Stéphane Lambert : Un boulanger qui fait son blé
Face aux boulangeries industrielles et aux grandes surfaces, la boulangerie traditionnelle est en recul constant depuis 1985 (65 % du marché aujourd’hui). Pour faire ce métier dans les règles de l’art, certains reprennent tout à zéro. Stéphane Lambert fait partie de ces paysans-meuniers-boulangers qui ont relevé le défi : cultiver son blé et fabriquer son pain dans sa ferme en Charente-Maritime*.
Plantes & Santé Vous avez travaillé comme boulan-ger-pâtissier pendant plus de dix ans. Pourquoi êtes- vous revenu à la terre ?
Stéphane Lambert J’ai peu à peu compris que le métier tel que je l’exerçais ne correspondait pas à mes valeurs et à mes attentes en termes de savoir-faire. Je ne travaillais qu’avec des ingrédients préfabriqués. Plus rien à voir avec un métier d’art ! Au début des années 2000, étant fils d’agriculteur, je suis retourné sur la ferme familiale et me suis donné une année de réflexion. La réponse est venue d’une rencontre. J’avais créé un fournil sur la ferme où je continuais à faire du pain, et j’ai reçu la visite d’un paysan-boulanger de l’association bretonne Triptolème. Il m’a fait découvrir le monde des blés anciens. En tant que boulanger, je pensais qu’il n’existait qu’une seule variété !
P. & S. Comment reconnaître un blé ancien ?
S. L. On appelle « variétés anciennes » celles créées avant 1900, contrairement aux modernes apparues après. Pour ma part, via la Maison de l’agriculture biologique de Charente, j’ai participé en 2007 à une étude afin d’évaluer les qualités en panification de quatre-vingts variétés de blé, quarante modernes et quarante anciennes. J’ai constaté d’énormes différences, notamment en termes de goût. J’ai pu en tirer des conclusions pour ma propre pratique. Par exemple, je mélange au moins trois variétés de blés anciens pour obtenir un pain de qualité.
P. & S. Quelles sont les différences au niveau nutritionnel, et donc pour la santé ?
S. L. Les blés modernes sont modifiés pour que le boulanger puisse travailler plus facilement. La pâte gonfle bien, mais ce qu’on obtient est en fait un gros pain bourré de gluten ! De plus, en agriculture moderne, on utilise énormément d’azote, d’où des molécules de gluten encore plus longues, et donc plus difficiles à digérer. Les blés anciens ont moins de gluten, plus de vitamines, de minéraux... J’utilise en plus du levain qui a un pouvoir de nettoyage : il va prédigérer le gluten grâce à ses bactéries acétiques ainsi que les phytates, des composés qui empêchent l’assimilation du calcium et du magnésium. Un pain fabriqué à partir d’une variété de blé moderne et sur levure (donc sans levain, ndlr) va être très pauvre du point de vue nutritionnel et digestif. Le pain moderne n’est plus un aliment, c’est un support
P. & S. Comment choisissez-vous vos variétés de blé ?
S. L. J’ai commencé à travailler avec un mélange de quarante variétés anciennes que je ressème d’année en année. Elles s’hybrident pour donner un « blé de pays ». Ce mélange évolue et ne donne pas le même pain chaque année. Au début, je cultivais sur des micro-parcelles chaque variété isolément pour les sauvegarder « pures » et pouvoir ensuite ressemer le même mélange. Je ne le fais plus, faute de temps, mais on a réussi à créer un réseau de paysans-boulangers dans la région, et certains ont conservé les varié- tés d’origine. Si je voulais récupérer les blés Rouge de Bordeaux ou Carré de Crête, je saurais à qui m’adresser. Mais si l’aspect cultural du blé (je regarde notamment s’il est sensible à des maladies de chez nous) est important, je considère aussi ses qualités en boulange. En tant que paysan-boulanger, je porte attention à la qualité de la farine et pas seulement au rendement.
P. & S.. En quoi ce choix influence-t-il votre façon de fabriquer le pain ?
S. L. Je cherche à ce que les blés que je cultive se complètent bien au niveau de la farine. Les grains de blé peuvent être ronds, longs, gros, petits, durs, tendres. Or en panification, ces caractères se traduisent par un pouvoir de relâchement, d’élasticité, de rétention de l’eau différents ; ils sont complémentaires... Il faut trouver un mélange équilibré pour obtenir la couleur de mie recherchée, le goût souhaité... Contrairement à la panification conventionnelle, je n’utilise pas d’arômes ni de conservateurs.
P. & S. De plus en plus de formations en panification fermière voient le jour en France. Pourquoi avoir accepté d’en animer une, vous aussi ?
S. L. J’ai accepté de devenir formateur car je me suis rendu compte que le pain bio n’était pas syno- nyme de qualité. Certains céréaliers bio évitent même les variétés anciennes car elles ont des tiges hautes qui ont tendance à verser, ce qui signifie une récolte moins importante. Les céréales anciennes demandent une maîtrise car on travaille avec du vivant. Mais quel intérêt y a-t-il à manger du pain bio s’il est fabriqué à partir de variétés modernes et sans levain ? J’encourage aussi à utiliser une meule plutôt qu’un moulin sur cylindre, car ce procédé va plus vite échauffer le produit, d’où son oxydation. Sur meule, on peut en plus inclure le germe de blé, impossible sur cylindre. Et je suis en train de réfléchir à un label de différenciation entre les pains bio.
P. & S. Paysan, meunier, boulanger, formateur... Com- ment faites-vous pour être au four et au moulin ?
S. L. Avec aujourd’hui trois cents clients, j’ai prouvé qu’on pouvait produire sa matière première, trans- former et fabriquer un pain sans le vendre trop cher. J’avais estimé à cent huit le nombre minimum d’acheteurs journaliers pour que l’activité soit rentable. Comme je n’ai pas beaucoup de temps à consacrer à la vente, j’ai installé un système de casiers dans lesquels les clients qui ont commandé à l’avance viennent prendre le pain. Toutefois, j’aimerais installer un boulanger pour me consacrer davantage à l’agriculture. Je voudrais aussi parrainer un jeune pâtissier qui travaillerait sur l’exploitation. Finalement, j’ai retrouvé mon autonomie et c’est grâce aux blés anciens pour lesquels il faut se battre pour conserver leur diversité.
Son parcours en 10 dates clés
1988 CAP en boulangerie- pâtisserie.
1993 Maîtrise en pâtisserie- chocolatier-confiserie-traiteur.
1993 à 1998 Boulanger salarié.
1998 Responsable de la boulangerie en grande distribution.
1999 Création d’un fournil sur la ferme familiale à Chamouillac, en Charente- Maritime, pour fournir jusqu’à quatre magasins en ville.
2003 Revente des magasins. Seul le fournil est conservé.
2006 Reprise de la ferme familiale et culture de blé sur la moitié des terres (28 ha au total). Création de l’activité de meunerie avec une unité de triage et de stockage.
2007 Début de l’activité de paysan-meunier-boulanger, puis formateur en boulangerie paysanne pour le Groupement d’agriculture biologique de Charente-Maritime.
2010 Acquisition d’un petit troupeau de vaches (valorisation du foin et prairies).
2015 Trois cents clients achètent son pain à la ferme.
Sélection de semences
Jusqu’au début du XXe siècle, les campagnes françaises ressemblaient encore à un patchwork de différentes variétés locales. Petit à petit, certains paysans se sont spécialisés dans la sélection des semences, tandis que des entreprises commerciales voyaient le jour. Pour s’adapter à la modernisation de l’agriculture, le choix s’est porté sur des variétés valorisant bien l’engrais azoté. Il a aussi fallu sélectionner des blés poussant moins haut afin d’éviter la casse des tiges qui peut faire perdre la récolte. Petit hic : ces variétés produisant moins de paille mais plus de grains renferment plus de sucres, ce qui attire les prédateurs. Depuis une dizaine d’années, de nombreux réseaux se mobilisent en France afin de semer et échanger des variétés anciennes. Même l’Institut national pour la recherche agronomique (Inra) s’y intéresse. « Face aux changements climatiques et à l’arrivée de nouveaux agresseurs, plus il y aura d’acteurs dans la sélection, plus le système sera résilient », estime la chercheuse Isabelle Goldringer. Reste à clarifier l’espace réglementaire pour ces semences paysannes.