Pr Claude Grison « La société a besoin d'une chimie verte écoresponsable »
Depuis dix ans, cette chercheuse en chimie moléculaire étudie la manière dont certaines plantes dépolluent les milieux terrestres et aquatiques. Elle utilise désormais ces savoirs pour créer des catalyseurs écologiques. Un recyclage utile dans de nombreux process industriels.
Plantes & Santé Nous nous intéressons depuis 2014 à vos travaux de décontamination des sols à l'aide de plantes capables d'extraire des métaux. Qu'avez-vous découvert depuis sur le pouvoir de ces végétaux ?
Claude Grison Lors de nos projets de restauration des sols – ou phytoremédiation – avec mon laboratoire (Chimie bioinspirée et innovation écologique-CNRS, ndlr), nous avons étudié le fonctionnement des végétaux qui s'adaptent naturellement à des contextes de pollution. Ils s'avèrent des spécialistes de l'extraction des métaux, qu'ils les pompent avec leurs racines pour les stocker dans leurs parties aériennes. Ainsi, en Nouvelle-Calédonie, l'arbre à la sève bleue arrive à accumuler fortement le nickel. Comme son nom l'indique, sa sève prend la couleur bleue du sel de nickel car elle contient jusqu'à 20 % de ce métal. Une soixantaine d'autres espèces là-bas possèdent ces capacités, comme geissois pruinosa. En métropole, nous avons identifié l'anthyllide vulnéraire, l'une des plantes les plus douées en restauration des sols. Non seulement cette légumineuse accumule le zinc en grande quantité (jusqu'à 10 %), mais elle réintroduit de l'azote dans les sols dégradés. Nous l'avons d'ailleurs plantée, associée à une autre plante dépolluante, le tabouret bleu, pour décontaminer un terrain industriel à Saint-Laurent-le-Minier, dans le Gard.
P & S Ces dernières années, vous avez élargi vos solutions de phytoremédiation aux milieux aquatiques. Comment procédez-vous ?
C. G. Nos recherches actuelles se focalisent sur la dépollution des eaux, problème plus préoccupant encore que la dégradation des sols. La contamination aquatique provient des métaux, mais également des polluants organiques émergents du type perturbateurs endocriniens, des filtres de crèmes solaires, des insecticides comme le chlordécone ou le lindane, ainsi que des herbicides. Il fallait donc trouver des plantes très performantes pour capturer ces divers polluants dans les eaux. Nous avons ainsi identifié les performances inouïes de certaines espèces exotiques envahissantes pour séquestrer ces polluants comme les jussies, les laitues d'eau et le roseau commun. Ces prétendues pestes végétales se sont révélées des alliées en phytoremédiation.
P & S Justement, comment tirer profit de ces plantes invasives sans participer à leur prolifération ?
C. G. Nous nous sommes aperçus que ces plantes, même mortes, conservaient leur structure chimique, et par conséquent leurs extraordinaires capacités filtrantes. Il n'est donc plus besoin de les planter au risque de déséquilibrer la biodiversité. Nous nous contentons de les récolter, soulageant ainsi les zones où elles prolifèrent, et nous les broyons en poudre végétale. Nous les utilisons ensuite comme éponges à métaux. Les tests en laboratoire ont démontré leur efficacité pour capter les éléments métalliques contenus dans les eaux. Nous avons expérimenté sur le terrain cette nouvelle technologie, dans l'ancienne mine d'or de Salsigne, dans l'Aude, tristement connue pour ses effluents fortement contaminés à l'arsenic. Or, extraire cet arsenic de l'eau est complexe car il faut l'« aimanter » avec du fer. Nous avons joué sur la capacité de la poudre de jussie à absorber du fer, en lui faisant pomper une eau contaminée par ce métal. Puis, après un traitement thermique, cette poudre de jussie ferreuse a été mise au contact d'un effluent de la mine où elle a réussi à capter l'arsenic.
P & S Vous travaillez aussi avec la renouée du Japon. Quelles propriétés cette plante envahissante vous a-t-elle révélées ?
C. G. Nous nous sommes d'abord focalisés sur les vertus dépolluantes connues de ses rhizomes, permettant d'extraire divers métaux comme le fer, le cuivre et le zinc. Le problème, c'est qu'en les arrachant, nous n'arrivions pas à contenir la propagation de ces renouées asiatiques. Nous avons donc décidé de les couper pour les épuiser. C'est ainsi qu'en étudiant leurs feuilles, nous avons découvert une forte concentration de chlorophylle et la présence corollaire de magnésium en grande quantité, car celui-ci joue un rôle dans la photosynthèse. Or ce minéral est finalement l'atout le plus intéressant de cette plante, véritable catalyseur naturel en chimie, directement exploitable à partir de la poudre de renouée. Les catalyseurs rendent possibles des réactions chimiques entre différents éléments qui, sans eux, ne « s'accrocheraient » pas ensemble.
P & S Vous avez d'ailleurs développé avec les plantes dépolluantes des catalyseurs naturels ou écocatalyseurs pour lesquels vous avez reçu le prix de l'inventeur européen 2022. En quoi sont-ils si novateurs ?
C. G. Nous travaillons sur la phytoremédiation. Il n'était pas acceptable que nos feuilles et poudres végétales chargées d'éléments métalliques deviennent à leur tour des déchets polluants pour l'environnement. Nous avons toujours eu la préoccupation d'adopter une démarche vertueuse de bout en bout, depuis la plante dépolluante jusqu'à son résidu. C'est ainsi qu'est née l'idée de recycler nos poudres végétales riches en métaux en ingrédients pour la chimie. Notre procédé innovant transforme, grâce à un traitement thermique, les résidus de plantes en excellents catalyseurs naturels. Ces écocatalyseurs interviennent dans la synthèse de diverses molécules. Tout comme le font les catalyseurs métalliques conventionnels, mais qui sont plus polluants pour l'environnement.
P & S Avez-vous découvert d'autres plantes précieuses pour l'écocatalyse ?
C. G. Oui, la jussie d'eau possède aussi une affinité avec les terres rares également utilisées dans les catalyses chimiques. On en comprend tout l'intérêt lorsqu'on sait que la Chine possède le quasi-monopole de ce minerai. La jussie arrive également à récupérer un autre métal stratégique, le palladium. Un vrai atout, car l'Europe n'en produisant pas, on l'importe d'habitude surtout de Russie. Or c'est un catalyseur indispensable pour fabriquer des médicaments. Nous sommes fiers que nos écocatalyseurs s'inscrivent dans une démarche respectueuse de la nature, non polluante et permettant de produire des molécules 100 % biosourcées. Ces dernières intéressent d'ailleurs les secteurs cosmétique, pharmaceutique et de la parfumerie. La demande est réelle, ce qui nous a conduits à créer notre propre société, BioInspir, pour commercialiser directement nos écocatalyseurs.
P & S En fait, vous avez créé un cercle vertueux grâce aux capacités étonnantes de ces plantes accumulatrices de métaux…
C. G. Nous avons réussi en effet à valoriser jusqu'au bout ces plantes dépolluantes souvent invasives. Aujourd'hui, nous aidons les collectivités à les gérer en les récoltant. Ces plantes broyées en poudres végétales permettent de décontaminer des effluents industriels. Et nous les recyclons ensuite en écocatalyseurs pour fabriquer des molécules biosourcées. Notre cycle industriel présente donc un très haut degré de naturalité. Aujourd'hui, la société a besoin d'une chimie verte écoresponsable qui s'affranchisse des dérivés pétrochimiques.
Parcours
1987 Doctorat en chimie moléculaire
2009 Premier brevet sur l'écocatalyse
2014 Création du Laboratoire de chimie bio-inspirée et innovations écologiques-CNRS
2014 Médaille de l'innovation du CNRS
2016 Prix de l'Académie des sciences et de la Fondation François Sommer
2018 Nomination à l'Académie nationale de pharmacie
2020 Création de la société Bioinspir (écocatalyseurs) et des Laboratoires Bioprotection (répulsifs 100 % naturels)
2021 Nomination à l'Académie européenne des sciences
2022 Prix de l'inventeur européen décerné par l'Office européen des brevets
Une menthe dépolluante
Claude Grison a pu apprécier les propriétés très intéressantes d'une plante bien de chez nous : la menthe aquatique (Mentha aquatica L.). Grâce à son système racinaire, cette herbacée semi-aquatique arrive à capter divers métaux dans l'eau : palladium, zinc, manganèse, cuivre. Elle dépollue aussi bien que la jussie d'eau, sans être invasive. La menthe aquatique serait d'ailleurs menacée à certains endroits par la prolifération d'espèces telles que la jussie ou la laitue d'eau. On pourra donc la planter avec intérêt sur les berges des ruisseaux pour la protéger autant que pour assainir le cours d'eau.