Leçon sur les ombellifères
Ce texte de Jean-Jacques Roussseau est extrait de Lettres sur la botanique (Folio).
Il rassemble huit lettres adressées entre 1771 et 1773 à Mme Delessert, amie de longue date du philosophe. Cette dernière lui a demandé de l’initier à la botanique, voulant « amuser un peu la vivacité de [sa] fille et […] exercer son attention sur des objets agréables et variés comme les plantes ».
"Voici donc le caractère propre de la famille des ombellifères (cette famille a pris aujourd’hui le nom d’apiacées). Corolle supère à cinq pétales ; cinq étamines ; deux styles portés sur un fruit nu disperme, c’est-à-dire composé de deux graines accolées.
Toutes les fois que vous trouverez ces caractères réunis dans une fructification, comptez que la plante est une ombellifère, quand même elle n’aurait d’ailleurs dans son arrangement rien de l’ordre ci-devant marqué. Et quand vous trouveriez tout cet ordre de parasols conforme à ma description, comptez qu’il vous trompe, s’il est démenti par l’examen de la fleur. S’il arrivait, par exemple, qu’en sortant de lire ma lettre vous trouviez en vous promenant un sureau encore en fleurs, je suis presque assuré qu’au premier aspect vous diriez : voilà une ombellifère. En y regardant, vous trouveriez grande ombelle, petite ombelle, petites fleurs blanches, corolle supère, cinq étamines : c’est une ombellifère assurément. Mais voyons encore : je prends une fleur.
D’abord, au lieu de cinq pétales, je trouve une corolle à cinq divisions il est vrai, mais néanmoins d’une seule pièce. Or les fleurs des ombellifères ne sont pas monopétales. Voilà bien cinq étamines, mais je ne vois point de styles, et je vois plus souvent trois stigmates que deux, plus souvent trois graines que deux. Or les ombellifères n’ont jamais ni plus ni moins de deux stigmates, ni plus ni moins de deux graines pour chaque fleur. Enfin, le fruit du sureau est une baie molle, et celui des ombellifères est sec et nu. Le sureau n’est donc pas une ombellifère.
Si vous revenez maintenant sur vos pas en regardant de plus près à la disposition des fleurs, vous verrez que cette disposition n’est qu’en apparence celle des ombellifères. Les grands rayons, au lieu de partir exactement du même centre, prennent leur naissance les uns plus haut, les autres plus bas ; les petits naissent encore moins régulièrement : tout cela n’a point l’ordre invariable des ombellifères. L’arrangement des fleurs du sureau est en corymbe ou bouquet plutôt qu’en ombelle. Voilà comment, en nous trompant quelquefois, nous finissons par apprendre à mieux voir. […]
Voilà, me direz-vous, une belle notion générale des ombellifères : mais comment tout ce vague savoir me garantira-t-il de confondre la ciguë avec le cerfeuil ou le persil, que vous venez de nommer avec elle ? […] Il faut commencer par voir en fleurs ces diverses plantes ; car c’est dans cet état que la ciguë a son caractère propre. C’est d’avoir sous chaque petite ombelle un petit involucre composé de trois petites folioles pointues, assez longues, et toutes trois tournées en dehors, au lieu que les folioles des petites ombelles du cerfeuil l’enveloppent tout autour, et sont tournées également de tous les côtés. À l’égard du persil, à peine a-t-il quelques courtes folioles, fines comme des cheveux, et distribuées indifféremment tant dans la grande ombelle que dans les petites qui toutes sont claires et maigres. […]
Bien sûre enfin de ne pas faire de quiproquo, vous examinerez ensemble et séparément ces trois plantes dans tous leurs états et par toutes leurs parties, surtout par le feuillage qui les accompagne plus constamment que la fleur, et par cet examen comparé et répété jusqu’à ce que vous ayez acquis la certitude du coup d’œil, vous parviendrez à distinguer et connaître imperturbablement la ciguë. L’étude vous mène ainsi jusqu’à la porte de la pratique, après quoi celle-ci fait la facilité du savoir".