Le kawa-kawa et le goût de la vie
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Le kawa-kawa (Piper methysticum) est une pipéracée originaire des îles du Pacifique. Les Polynésiens fabriquent à partir de son rhizome une liqueur fermentée dont les propriétés narcotiques et stimulantes accompagnent leurs rites religieux. Ce poivrier sauvage aux propriétés euphorisantes, anesthésiantes et antidépressives a cependant été interdit en phytotherapie par l’Agence du médicament en 2002 après avoir été reconnu responsable d’hépatites sévères. Les Polynésiens ont réfuté ces accusations, attribuant cet effet secodaire à une mauvaise préparation de la plante (méthodes d’extraction hâtives, ajout de solvants, etc).
En homéopathie (seule forme autorisée), le remède Piper methysticum est indiqué dans des cas de lésions cutanées squameuses laissant des taches décolorées, de vertiges avec maux de tête accompagnés d’une somnolence ébrieuse, mais surtout en cas de besoin presque existentiel de se divertir. Il va aider ces patients dont l’existence semble menacée par un ennui incommensurable, qui referme leurs perspectives dans un étroit couloir dépourvu d’intérêt. Pour échapper à cette douleur, mais surtout à ce mal de vivre, à cet ennui mortel, ces patients veulent faire la fête, se distraire, tomber amoureux, rechercher l’excitation qui les sauvera d’eux-mêmes.
Traditionnellement, les Polynésiens l’utilisent dans des cérémonies (interdites aux femmes) qui les placent dans un état second où leur inertie, qui n’épargne que leur activité cérébrale, les met en contact avec les esprits de leurs ancêtres. Comme s’il fallait se soustraire aux contraintes du présent pour accéder aux acquis du passé.
Ce paradoxe entre sagesse ancestrale et démesure moderne résonne comme une tentative désespérée d’échapper aux contingences d’un monde évolutif où les responsabilités s’héritent en pleine conscience.
Les interdictions frappant le kawa-kawa sont progressivement levées à travers le monde, et les conditions de préparation et d’utilisation strictement encadrées tentent de prévenir les accidents liés aux abus de consommateurs imprudents et excessifs. Les Polynésiens se plaignent cependant d’être entravés dans leur usage traditionnel par une réglementation beaucoup plus restrictive que celle qui régit les usages de l’alcool ou du tabac. Entre respect des coutumes et prudence moderne, l’équilibre est compliqué à situer, et l’attrait des plaisirs instantanés reste un écueil trop grand.
« Nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants », aurait dit Saint-Exupéry. La recherche effrénée de satisfactions et de profits immédiats entame sévèrement ce capital que nous allons leur transmettre. Faut-il chercher à esquiver ce dilemme effrayant par une distraction toujours plus désespérante ?
Ou, plus sagement, apprendre à savourer l’instant sans saboter l’avenir ?