Le quinquina, l'arbre des fièvres
Parmi les plantes médicinales les plus célèbres figure sans conteste le quinquina qui, indirectement avec la chloroquine, un dérivé synthétique, suscite à nouveau la polémique. Dès le XVIIe siècle, l'écorce rouge, ramenée par les jésuites en Europe, a autant fasciné que provoqué de grands débats…
Dans les montagnes andines poussait un petit arbre semblable à tant d’autres, dont personne ne se doutait à quel point il allait contribuer au mieux-être de l’humanité souffrante. D’une vingtaine de mètres de hauteur, son tronc à l’écorce brune se ramifiait en branches nombreuses, couvertes de feuilles opposées, longues et coriaces. Il s’égayait à la floraison d’une multitude de corolles à tube allongé, rougeâtre et à pétales blancs. Rien ne le différenciait particulièrement de la plupart des membres de sa vaste famille, les rubiacées, forte de quelque 10 000 espèces, parmi lesquelles le gardénia et le café.
Comme bien d’autres plantes locales, il était utilisé par les Indiens de la région pour soulager certains problèmes de santé. En l’occurrence, son écorce s’avérait efficace en cas de fièvres et de frissons dus aux refroidissements. Elle suscita l’intérêt des Espagnols qui cherchaient à soigner les symptômes d’une affection répandue dans les basses terres du continent, caractérisée par une forte hyperthermie, accompagnée de violents maux de tête, de nausées et de douleurs abdominales ou musculaires. La plante faisait partie des remèdes stockés dans la pharmacie qu’un jésuite italien, Agostino Salombrini, créa à Lima, au Pérou, au début du XVIIe siècle.
Or cette « fièvre des marais » était aussi connue en Europe et prévalente dans les zones humides, en particulier dans la région méditerranéenne. Elle faisait des ravages à Rome, où il n’était pas rare d’en mourir. On la pensait due au « mauvais air », à la mal aria – d’où la maladie tire l’un de ces noms. Le second, « paludisme », provient du latin palus, paludis, marécage.
Arrivés à Rome avec un peu d’écorce miraculeuse dans leurs bagages, nos jésuites péruviens en firent profiter leurs collègues atteints de malaria et les guérirent. Malgré de nombreuses réticences, le médicament fit preuve de son efficacité (lire encadré). Le Pape lui-même en bénéficia, puis les rois d’Angleterre (Charles II) et de France (Louis XIV), ce qui ne fit pas peu pour accroître la renommée du remède, alors connu sous son nom espagnol d’« arbol de las calenturas », l’arbre des fièvres. C’est un médecin génois, Sebastiano Bado, n’ayant jamais mis les pieds en Amérique du Sud, qui le premier le nomma quina quina, plus tard simplifié en « quinquina ». Il employait un terme inexact, puisqu’il désignait localement une autre plante de...
la famille des fabacées, le Myroxylon. Il raconta, dans un livre publié en 1663, l’histoire de la comtesse de Chinchón, femme du vice-roi du Pérou, guérie de la fièvre tierce (qui se produisait tous les trois jours) par l’écorce miraculeuse…
Près d’un siècle plus tard, en 1753, à partir de ce récit, Linné nommera dans son Species Plantarum l’espèce végétale en question Cinchona officinalis, d’après des descriptions faites par l’explorateur français Charles Marie de la Condamine qui avait participé, en 1735, à une expédition scientifique au Pérou, accompagné du botaniste Joseph de Jussieu. Ils avaient étudié dans la province de Loja, située au sud de l’Équateur, les arbres, encore inconnus, dont était obtenue l’écorce déjà célèbre. Quelques années après, les Espagnols menèrent également des explorations botaniques au Venezuela et en Colombie, dont les botanistes José Antonio Pavón et Sebastián López Ruiz tirèrent, en 1794, un ouvrage dans lequel ils distinguaient sept espèces de quinquina. Durant plus de cinq ans, de 1843 à 1848, un scientifique du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, d’origine anglaise, effectua une mission sur les quinquinas en Amérique du Sud. La classification du genre Cinchona s’avéra fort ardue et il en détermina 19 espèces différentes (23 aujourd’hui).
Naissance de la quinine de synthèse
À partir du milieu du XIXe siècle, la quantité de quinquina disponible, récolté à l’état sauvage, s’avéra insuffisante et l’on mit l’arbre en culture. C’est d’abord la Grande-Bretagne qui développa des plantations en Inde du Nord et à Ceylan. Puis, les Pays-Bas s’y lancèrent dans leur colonie de Java et devinrent bientôt les premiers producteurs mondiaux d’écorce de quinquina. C’est le quinquina jaune, à teneur concentrée en quinine, qui prédomine alors.
Presque deux siècles après son arrivée en Europe, les chimistes français Joseph Pelletier et Joseph Caventou extraient, en 1820, les principes actifs de l’écorce de quinquina. Ils nomment ces alcaloïdes aux propriétés fébrifuges quinine et cinchonine. On commence à les utiliser de préférence à la plante, car ils sont plus faciles à doser que la drogue végétale, très amère et la majorité de la récolte d’écorce est dès lors consacrée à leur extraction. La production synthétique de la quinine est réussie en 1944 aux États-Unis, à point nommé car les plantations de Malaisie et d’Indonésie étaient tombées aux mains des Japonais. À partir de 1950, la quinine de synthèse, connue comme antipaludique sous le nom de nivaquine, éclipse celle issue de l’arbuste. L’écorce de quinquina médicinale a vécu…
Extrait
Controverse sur l’efficacité du remède
Au milieu du XVIIe siècle tous les médecins ne sont pas d’accord pour prescrire le quinquina. Explications de Samir Boumedienne*, l’auteur de la colonisation du savoir.
« Premier problème, la détermination des propriétés du remède. Dans le grand tableau du galénisme, la complexion de chaque substance dépend de ses qualités sensibles. […] Il est généralement admis que l’amertume et l’astringence sont des signes de chaleur. Par suite, les écorces de quinquina sont considérées comme « très chaudes ». Elles peuvent donc soigner la fièvre quarte, qui est une maladie froide, mais pas la fièvre tierce. […] Deuxième problème, le mode d’action du quinquina. En toute logique galénique, soigner une fièvre suppose d’expulser les humeurs qui en sont responsables. C’est à ce titre que les médecins prescrivent des saignées et des purgatifs. Or le quinquina ne semble expulser aucune humeur. Troisième problème, les rechutes. Si l’usage du quinquina n’empêche pas l’apparition de nouveaux accès, alors disent ses adversaires, il ne soigne pas les fièvres. […] Enfin il s’agit de savoir si le quinquina est meilleur ou moins bon que les fébrifuges connus. D’où l’importance accordée par certains aux effets indésirables du remède, en particulier les coliques. Pour eux, quel que soit le soulagement procuré par le quinquina, il vaut mieux s’en tenir à la gentiane. »
* Les éditions des mondes à faire, par Samir Boumedienne, chargé de recherche au CNRS.
Extrait
Le Roi Soleil lui donne sa légitimité
L’apothicaire anglais Talbor en soignant le dauphin et la dauphine, puis le roi Louis XIV donne ses lettres de noblesse au quinquina en France.
« L’apothicaire a ensuite mêlé ces ingrédients à des substances sucrées afin de masquer l’amertume de l’écorce et, ainsi, conserver un secret qui réside dans la teinture de quinquina. La quinine en effet est soluble dans l’alcool distillé alors qu’elle est insoluble dans le vin. Grâce à cette concentration supérieure du principe actif, la teinture opère bien plus intensément que le premier remède jésuite (à qui l’on doit l’arrivée du quinquina en Europe). Si la fièvre résiste, il suffit à Talbor d’augmenter les prises. Sa pratique se situe donc aux antipodes de la prudence des médecins, qui l’accusent de négliger les effets secondaires du remède. »
Extrait de La colonisation du savoir, Les éditions des mondes à faire, par Samir Boumedienne, chargé de recherche au CNRS.
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