Des particuliers se mobilisent pour une forêt durable
Et si, pour préserver la forêt, on en devenait propriétaire ? De plus en plus de particuliers créent des collectifs pour acheter et gérer des parcelles de bois. Ces groupements forestiers d'un nouveau genre prônent une sylviculture douce afin de diversifier ce patrimoine vivant et montrer qu'une gestion durable est possible.
Frédéric Beaucher, habitant du Morvan, n’en pouvait plus de voir les arbres feuillus de son territoire, chênes, hêtres et charmes, remplacés peu à peu par des monocultures de résineux. Des épicéas et douglas ensuite abattus tous en même temps, lors de coupes rases, lorsqu’ils arrivent à maturité pour l’industrie. Une technique légale qui ravage pourtant les sols et la biodiversité, et provoque un déstockage massif de carbone selon les ingénieurs agronomes. « C’était une vraie souffrance de subir cette transformation inquiétante de nos forêts, avec un fort sentiment d’impuissance », se souvient ce proviseur à la retraite. Alors, en 2015, il monte avec quelques amis le collectif du Chat sauvage pour acheter des parcelles de forêt « afin de lutter à notre petit niveau contre cet enrésinement des forêts et les coupes à blanc ». ll prend pour modèle le premier groupement forestier citoyen et écologique (GFCE) créé en 2003 pas très loin, à Autun, par la pionnière Lucienne Haese, dite Lulu du Morvan, pour défendre les feuillus de sa région.
La forêt privée en chiffres
- La forêt privée représente 75 % du couvert forestier français, soit 12 millions d’hectares, dont 2 500 hectares achetés par les groupements collectifs citoyens et écologiques.
- Il y a 3,3 millions de propriétaires forestiers, mais 11 % d’entre eux détiennent les trois quarts de ces forêts.
- Un hectare de forêt vaut en moyenne 4 190 €, mais les transactions peuvent varier de 600 à plus de 12 000 € l’hectare selon l’emplacement, si c’est une forêt plantée ou une forêt à essences mélangées, qui valent plus cher.
- On trouve trois quarts de feuillus et un quart de résineux, mais la moitié des forêts sont constituées de peuplements à essence unique.
- Le reboisement forestier par plantation se fait à 80 % avec des résineux en France métropolitaine.
Source : Conseil national de la propriété forestière (CNPF).
Diversité d’essences et de générations d’arbres
Le principe est simple : il suffit de constituer une société civile dans laquelle on achète des parts pour devenir associé. Dans le GFCE Chat sauvage, la part est fixée à 200 euros. À la surprise de Frédéric Beaucher, les demandes affluent, si bien que le groupement compte à présent plus de 600 associés. Ces fonds ont permis d’acquérir à ce jour 150 hectares de forêt dans le nord-ouest du Morvan. Frédéric comme Lulu sont les pionniers d’un mouvement citoyen certes encore modeste mais en plein essor, prônant un autre rapport à la forêt que son exploitation industrielle intensive.
Cerf vert, La Samandre, Les Bois noirs, Lu Picatau… une vingtaine de GFCE ont éclos en moins d’une décennie un peu partout dans l’Hexagone, et d’autres sont en cours de création. Leur credo : promouvoir une sylviculture douce pour préserver une diversité d’essences et de générations d’arbres. Ils misent par exemple plus sur la régénération naturelle que sur le reboisement par plantations pour aider la forêt à s’adapter au réchauffement climatique. Ces principes sont inscrits dans la charte pour les forêts vivantes, initiée par le Réseau Alternatives Forestières, qui fédère beaucoup de ces collectifs. Tel le GFCE Lu Picatau, créé voici trois ans dans le Périgord vert pour lutter contre la monoculture de châtaigniers : « Nous pratiquons une sylviculture à couvert continu, où le sol n’est jamais mis à nu par des coupes rases. Nous coupons des arbres seulement pour donner de la lumière aux jeunes plants et régénérer nos essences historiques de chênes européens, hêtres, bouleaux, aulnes glutineux », résume Marie Vandeville, l’une des 130 associés.
Comment favoriser une filière écoresponsable
Le Réseau pour des alternatives forestières (RAF) a initié dès 2012 une charte appelant les citoyens et professionnels de la forêt à mettre en œuvre « une sylviculture et des filières bois écologiquement responsables et socialement solidaires », selon Maëlle Valfort, membre de l’association. Dans cette optique, il soutient aussi la transmission des techniques artisanales du travail forestier et de la charpente traditionnelle via des formations. Tous les acteurs (sylviculteurs, groupements forestiers citoyens, associations…) sont incités à valoriser et à mieux rémunérer les métiers du bois en développant des filières artisanales courtes. Enfin, le RAF est à l’origine du fonds de dotation Forêts en vie, qui achète des forêts grâce à l’argent de dons et de fondations et les confie ensuite à des associations avec un bail forestier de 15 à 99 ans. « C’est un moyen de garder nos forêts vivantes sur le long terme, avec l’obligation de laisser 25 % de la surface en libre évolution ».
Lu Picatau réfléchit aussi, dans son plan de gestion – obligatoire dès qu’on a plus de 25 hectares –, à une manière éthique de récolter le bois. Le collectif pourra s’inspirer du cahier des charges mis en place par Frédéric Beaucher et ses associés : « Récolter du bois en coupant seulement certains arbres requiert un vrai savoir-faire. Les bûcherons doivent abattre les arbres sans heurter ceux encore debout et les troncs sont sortis à cheval sur des chemins balisés pour minimiser l’impact sur le sol ». Certaines parcelles sont laissées en libre évolution, comme celle abritant le dernier habitat du sceau-de-salomon verticillé en Bourgogne.
Un réseau d’entraide
Le Réseau pour des alternatives forestières (RAF) met aussi au service de ces collectifs citoyens sa connaissance du monde forestier. L’association œuvre depuis quinze ans pour « renouer le dialogue avec les professionnels des forêts, sortir de l’opposition entre écologie et économie forestière et former à la sylviculture douce », explique Maëlle Valfort, bénévole au RAF. Un réseau d’entraide entre les collectifs pour que les expériences acquises servent à tous. Ainsi le Chat sauvage, Lu Picatau et le RAF ont développé une plateforme gratuite accessible au public avec beaucoup d’informations sur la gestion des GFCE.
Cette nouvelle mouvance suscite des critiques chez les sylviculteurs industriels, qui voient parfois ces collectifs comme « des hurluberlus écolos qui prônent un système non viable », déplore Marie Vandeville de Lu Picatau. C’est pourquoi ces GFCE s’entourent d’experts forestiers afin de crédibiliser leurs projets de gestion durable vis-à-vis des pouvoirs publics. Et leur vision alternative commence à porter, même au sein des instances officielles : « Nous sommes ouverts aux personnes qui, au lieu de critiquer sans rien faire, s’investissent pour montrer que d’autres modes de sylviculture sont possibles », confie François Janex, directeur du Centre régional de la propriété forestière de Bourgogne-Franche-Comté. Sur le terrain, ses équipes s’échinent désormais à convaincre les grands exploitants forestiers de douglas d’échelonner les coupes pour laisser vieillir les arbres et favoriser le renouvellement d’autres espèces. Les arguments des collectifs citoyens, à l’avant-garde du combat contre les coupes à blanc, semblent donc être de plus en plus audibles. De fait, la justice a sévèrement condamné ces derniers mois des exploitants forestiers pour avoir procédé à des coupes rases sans autorisation, dans les Yvelines et le Morvan.