Plaidoyer pour des forêts en libre évolution
Un territoire en libre évolution, c’est un espace-temps où on laisse la diversité s’installer spontanément : celle des individus (âge, conformation), des espèces (de nombreuses forêts exploitées ont une espèce cible), des formes (liane, sous-bois, strates), des dynamiques de création du paysage et de successions (une zone humide a tendance à être colonisée par les saules avec le temps, puis à devenir forêt ; un chablis entraîne une explosion d’espèces héliophiles).
Et il ne s’agit pas non plus, comme la tradition de conservation américaine, de préserver des écosystèmes tels qu’ils auraient été avant l’arrivée des humains (en oubliant d’ailleurs le rôle des Amérindiens sur les paysages états-uniens), dans un état de prétendue virginité patrimonialisé. La libre évolution, à l’inverse du culte de la wilderness, comme nature pristine, intacte, accepte l’histoire humaine des forêts. En Europe, elles sont souvent tissées d’usages humains anciens, complexes, d’exploitation forestière, d’arrivée d’espèces nouvelles : il ne s’agit pas de revenir en arrière vers une prétendue pureté, mais de laisser les forces spontanées de la forêt reprendre la main. C’est ce qu’on appelle la féralité : laisser s’exprimer les puissances d’un écosystème capable de se régénérer de lui-même après avoir été transformé par les humains.
Laisser, c’est-à-dire rendre la vie sauvage à elle-même. Voilà la seconde idée-force dans toute sa troublante beauté. Une forêt en libre évolution fait ce que fait la vie : elle lutte spontanément contre le réchauffement climatique, par limitation de l’effet de serre. Elle stocke le carbone, d’autant mieux que ses arbres sont anciens et vénérables. Elle travaille à l’épuration de l’eau et de l’air, à la formation des sols, à la diminution de l’érosion, à l’épanouissement d’une riche biodiversité, résiliente, capable d’encaisser les coups des changements climatiques qui arrivent. Elle ne le fait pas pour nous, mais elle le fait, et ces dons sont inestimables.Pourquoi raisonner en profits et pertes si, ici, tout est offert et imprenable ?
« Laisser la forêt à elle-même » : cette idée déclenche des échos traumatiques chez beaucoup de gens. Il faut les désamorcer dès l’abord. Car aujourd’hui on y entend pêle-mêle (les « décideurs » au premier rang) : la désertification rurale, la perte de contrôle sur le territoire, la désinscription de l’humain, l’invasion de la sauvagerie – et tout le monde veut lutter contre, sans trop savoir de quoi l’on parle. Parce que l’idée d’un fragment du monde laissé à lui‑même terrifie.
Mais ici, le problème est ailleurs : c’est une question d’échelle spatiale qu’il ne faut jamais oublier. Car ce n’est pas le « monde » en général qu’il s’agit de laisser à lui-même, de rendre à lui-même : mais des parcelles de vie sauvage dans un territoire français qui est à 99 % exploité, transformé, chassé, anthropisé. Ce sont des confettis que ces réserves essaient aujourd’hui de soustraire aux activités humaines destructrices. Les zones réellement protégées d’exploitation, de prélèvement et d’aménagement en France oscillent entre 0,02 % et 1 % du territoire. […] Est-ce vraiment si déraisonnable d’imaginer de restituer quelques parcelles de quiétude aux autres formes de vie qui peuplent avec nous la Terre ?